L’artiste et poète Precious Okoyomon (né.e en 1993 à Londres, vit et travaille à New York) nous parle d’espèces végétales invasives, de co-création, d’Histoire coloniale et de mémoires ainsi que de ses oeuvres actuellement exposées à la Fondation Beyeler et la Biennale de Venise. Nous l’avons rencontré.e à Paris, où iel est actuellement à la résidence d’Art Explora à la Cité internationale des arts.
Les plantes jouent un rôle important dans votre travail – conteuses, guérisseuses, vectrices de menaces et de mémoire. Quel est leur rôle dans les œuvres que vous présentez actuellement à la Fondation Beyeler et à la Biennale de Venise ?
Je travaille souvent avec des plantes considérées comme invasives ainsi qu’avec des espèces vénéneuses qui ne sont généralement pas cultivées ou auxquelles on ne prête pas attention, telles que les Cœur de Marie, le ricin, le datura et le jasmin. À la Fondation Beyeler à Bâle, mon œuvre the sun eats her children met en scène un cauchemar, un jardin empoisonné dans lequel un ours en peluche nommé Beloved vit avec environ 200 papillons vivants – des machaons et des morphos bleus – qui se reproduisent et meurent à l’intérieur de l’espace. Les plantes sont toutes toxiques pour l’homme, mais parfaitement inoffensives pour les papillons. J’ai créé un paradis pour eux, où tout ce qui s’y trouve peut nous tuer. C’est un espace de toxicité et de monstruosité, mais qui permet aux plantes d’être elles-mêmes.
Pour le pavillon du Nigeria à la Biennale de Venise, j’ai écris une lettre d’amour à Lagos, ma ville d’origine, en créant un jardin avec une tour de radio (Pre-sky / emit light: yes like that). Pour cette œuvre, j’ai interviewé des inconnus vivants à Lagos de manière psychanalytique, en leur posant les mêmes 10 questions intrusives telles que : “Qui a fait souffrir votre mère ?”. Ces questions sondent l’inconscient de la ville et le pouls des individus. Les interviews ont été découpées en un long poème. Dans le jardin, la radio transmet des fréquences en boucle, porteuses de la sincérité des gens. Ici, le jardin reçoit le son, comme un mouvement discursif non coercitif qui se manifeste continuellement. C’est un espace où l’on peut s’asseoir dans une mémoire collective de la pensée. Pour moi, l’inconscient collectif est la notion la plus authentique de ce qu’est actuellement un lieu, de ce dont rêvent les gens et de ce qu’ils ressentent. Je veux créer une passerelle et offrir aux individus du temps et de l’espace en dehors du temps lui-même.
Les jardins que vous créez pour vos installations ainsi que celui que vous cultivez chez vous sont-ils un moyen d’établir un lien, une co-création entre les espèces végétales et vous-même ?
Toujours. C’est le miracle de travailler avec la nature et les plantes. C’est aller vers des choses que je ne peux pas contrôler, faire de la place pour l’inattendu. Beaucoup de magie se produit ainsi. Je co-crée avec mes jardins. Je ne fais que planter les graines, les cueillir et les polliniser et tout ce qui en résulte est un enseignement pour moi. J’ai énormément appris en faisant tous ces jardins. Je collabore avec des bibliothèques de semences et je rencontre de nombreuses personnes, paysagistes et jardiniers qui m’apprennent de nouvelles façons d’évoluer. Dans mon propre jardin, à la maison, je cultive des graines que j’ai reçues de personnes que j’ai rencontrées. C’est une pratique non discursive qui m’émeut et m’inspire pour grandir. Les plantes et les individus me font découvrir de nouvelles espèces et de nouvelles personnes, il y a dans cette démarche une croissance perpétuelle à l’intérieur d’un poème sans fin.
Je suis convaincu.e que l’humanité n’est pas séparée de la nature, j’ai grandi avec cet état d’esprit singulier. Je considère qu’il s’agit d’une éthique pollinisatrice de la pensée. Nous devons activement mettre en pratique notre relation avec nos environnements, changer notre façon de voir le monde naturel. Critiquer les espèces invasives en disant qu’elles ne sont indigènes dans un seul territoire n’est pas la façon dont le monde naturel évolue. Il n’est pas séparé, tout est enchevêtré. Le temps, c’est la nature. Comment comprendre et évoluer dans notre monde de façon à ce que cela ait un sens pour notre présent ? Comme réponse, les espaces que je crée explorent le temps et la mémoire.
Precious Okoyomon, Pre-sky / emit light : yes like that (2024), ‘Nigeria Imaginary’, La Biennale di Venezia.
Courtesy of the artist and Museum of West African Art Photo: Marco Cappelleti Studio.
Vous explorerez l’idée d’enchevêtrement et la manière dont ces plantes ont traversé le monde, par le biais de la mondialisation et du colonialisme. Comment l’écologie peut-elle nous aider à comprendre l’histoire coloniale ?
Les plantes sont un miroir intéressant, qui nous reflète parfaitement. Je travaille avec des plantes telles que le kudzu, importé aux États-Unis pour compenser l’impact environnemental de la culture de coton pendant l’esclavage, ainsi que la canne à sucre, qui a essentiellement financé la traite transatlantique des esclaves. Ces plantes nous accompagnent – elles portent en elles des histoires de migration. Elles ont été introduites et ont une mémoire propre qui s’inscrit dans notre sol et notre environnement. La colonisation n’est pas séparée du monde naturel. Plus nous comprenons ce que la terre nous enseigne et la manière dont nous pouvons nous y adapter, plus il est possible d’opérer un changement.
Je travaille actuellement sur un jardin situé à l’université de Cornell aux Etats-Unis avec des pédologues et des botanistes. La plupart des gens ont encore une vision archaïque des plantes invasives, caractérisée par beaucoup de haine et d’incompréhension. Je perçois cela comme une pratique coloniale basée sur la conviction que nous possédons la terre et que nous pouvons contrôler son évolution. Je veux travailler avec les plantes, travailler avec l’endroit où je me trouve. Il faut connaître les personnes qui vous entourent pour changer son environnement. C’est littéralement un travail de terrain.
Vous êtes actuellement en résidence à la Cité internationale des arts de Montmartre, avec Art Explora. Comment trouvez-vous Paris et sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je suis totalement conquise par le rythme de Paris. Je me sens nourrie, cela me permet d’avoir de l’espace pour penser. Je commence un nouveau travail qui est différent de tout ce que j’ai fait auparavant, et je me permets de rêver dans cet espace avec la plus grande liberté. Il peut être difficile de trouver l’espace et le rythme à New York. À Paris, c’est différent, je me sens captivée et très productive.
Quelle est votre source d’inspiration ? Comment aimeriez-vous inspirer les autres à travers votre oeuvre ?
Ma mère m’a montré comment être artiste et comment ressentir les personnes, dans une pratique artistique liée au témoignage. Beaucoup d’écrivains m’inspirent aussi énormément, comme la professeure Saidiya Hartman, la psychanalyste Bracha Ettinger, la philosophe Denise Ferreira da Silva, ainsi que des artistes comme Otobong Nkanga, qui est sur la même fréquence vibratoire que moi. Mais ce sont les poètes qui me tiennent le plus à cœur. Dana Ward m’inspire pour trouver du temps dans le monde. Alice Notley, une poétesse extraordinaire qui vit à Paris, est une lumière qui me guide. Les poètes sont des artistes. Les mots sont magiques et la poésie n’est pas un privilège.
Ma pratique artistique est ancrée dans ma poésie. Elle est la traduction de moments vécus, de la manière dont je me déplace dans le monde porté par une pratique relationnelle du “care”. J’ai le sentiment que ma responsabilité dans le monde est de prendre soin des personnes et de témoigner, de manière transformative et radicale, et quoi qu’il en résulte, cela est déjà suffisant.
Les expositions et les espaces que je crée sont aussi des pratiques du « care » – pour les plantes, les animaux qui vivent dans ces mondes, pour les humains. Ces espaces créent du temps en dehors du temps pour que les gens se rassemblent et existent, tout simplement. C’est la pratique de la soutenabilité. Je veux donner de l’énergie, du temps et de l’espace aux gens. C’est tout ce que je cherche à explorer.
Auteure : Eliza Morris
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Couverture : Precious Okoyomon © Jérôme Mizar pour Art of Change 21, Juillet 2024, Cité Internationale des Arts, Paris
Impact Art News, Juin – Juillet #49