La 60e édition de la Biennale de Venise, sous la direction curatoriale de Adriano Pedrosa avec pour thème central « Foreigners Everywhere » (Étrangers partout), répare les oublis et les inégalités charriés par une histoire de l’art occidentale et colonialiste et défend la diversité des regards et des cultures. Nombre de pavillons et d’expositions satellites à Venise ont élargi cette réflexion autour de l’extranéité à l’ensemble du vivant, en mettant l’accent sur les perspectives autochtones, ce qui fait la grande richesse de cette édition. 

Dans l’exposition centrale, les enjeux environnementaux interviennent comme une composante d’une vision plus globale, anthropologique et sociale, incarnée par les peuples racines. Les artistes des peuples premiers sont mis à l’honneur comme Aycoobo, Abel Rodríguez, Santiago Yahuarcani ou Joseca Mokahesi Yanomami. Ils alertent sur leur communauté de destin avec une nature fragilisée. Du côté des artistes contemporains, l’installation monumentale de Daniel Otero Torres aborde la gestion durable de l’eau de la communauté autochtone Embera de Colombie, elle aussi menacée par les orpailleurs.

Pinacoteca migrante, Sandra Gamarra Heshiki, au Pavillon de l’Espagne © Sandra Gamarra Heshiki

L’extractivisme, en particulier sa relation avec les mouvements coloniaux et les effets persistants sur la crise écologique, est thématique récurrente au sein des pavillons nationaux. Nombreux sont les pavillons à aborder les questions de dépossession des terres et des ressources naturelles, à l’instar du Brésil, de l’Afrique du Sud, de la République Démocratique du Congo, et du Nigéria. Sandra Gamarra Heshiki, première artiste migrante choisie pour représenter l’Espagne, interroge le concept occidental du musée, en tant que narrateur de grandes histoires, dont les méthodes de représentation étaient considérées comme « universelles ». Au sein d’une galerie d’art reconstituée, elle expose les récits historiquement réprimés des migrants : humains et organismes vivants, plantes et matières premières, qui ont souvent fait l’aller-retour de force. Au pavillon portuguais, les artistes-curateurs Mónica de Miranda, Sónia Vaz Borges et Vânia Gala ont installé l’action collective « Greenhouse » au sein du Palazzo Franchetti, et revisitent le concept du “jardin créole”, traditionnellement cultivé par des personnes asservies pour subvenir à leurs besoins, et comprenant une grande diversité d’espèces végétales. Ce jardin, utilisé comme métaphore de résilience et de liberté contre les empires coloniaux, transforme un espace de subordination en un lieu de résistance et d’autonomie. Robert Zhao Renhui, pour le pavillon de Singapour, s’est intéressé aux « forêts secondaires » de l’archipel, témoins de sa rapide urbanisation. Ces forêts, régénérées à partir de terres déboisées autrefois dédiées à l’agriculture, révèlent la capacité de la nature à reprendre ses droits lorsque l’intervention humaine cesse. L’artiste a minutieusement exploré ces écosystèmes en constante évolution, condensant des décennies d’observations dans une installation immersive, présentant un ensemble visuel et sonore d’espèces migrantes. L’Argentine, avec Luciana Lamothe, a mis en scène la capacité de la nature à s’adapter et à se régénérer face aux adversités environnementales à travers des sculptures qui interagissent dynamiquement avec leur espace.

Creole Garden par Mónica de Miranda au Pavillon du Portugal © Mónica de Miranda

La représentation des cosmovisions autochtones est un autre axe majeur de la biennale. Le pavillon philippin honore l’une de ses montagnes emblématiques, le Mont Banahaw, symbole de résistance du pays, et en présente la signification culturelle et la force spirituelle. L’immense photogramme de Roberto Huarcaya pour le pavillon péruvien, ne vise pas à figer l’Amazonie, mais à la laisser s’exprimer sur le papier photosensible. Certains pavillons ont examiné les mécanismes de domination humaine à l’égard des autres espèces animales. Au pavillon de la République Tchèque, Eva Kotátková alerte sur la violence de la captivité animale, avec son projet collaboratif « Le cœur d’une girafe en captivité pèse 12 kg de moins ». L’artiste, via une reconstitution monumentale des entrailles d’une girafe, revient sur le destin funeste de l’une d’elles, capturée au Kenya en 1954, pour être transportée au zoo de Prague, où elle ne survécut que deux ans. Trevor Yeung, via une série d’aquariums inhabités, disposés dans le pavillon de Hong Kong, interpelle sur les ambiguïtés de la domestication animale, entre soin et contrôle. 

Cave of Avoidance (Not Yours), Trevor Yeung au Pavillon de Hong Kong © Trevor Yeung
Les expositions satellites dans la ville ont résonné avec les thèmes centraux de la Biennale, offrant des expériences immersives. Sous la curation de Filipa Ramos et réalisé par Carlos Casas, « Bestiari » propose une promenade sensorielle et hypnotique à la rencontre des animaux et créatures mystiques peuplant les paysages et l’imaginaire catalans. À l’Ocean Space, dans l’ancienne église de San Lorenzo, l’exposition « Re-Stor(y)ing Oceania » présente des installations interactives et performances de Latai Taumoepeau et Elisapeta Hinemoa Heta, qui explorent les impacts du changement climatique sur les îles du Pacifique et mettent en avant les voix des populations locales. Enfin, Josefa Ntjam, avec « Swell of spæc(i)es » répond aux sensibilités d’Adriano Pedrosa en nous transportant dans un entrelacement de récits cosmogoniques, à travers ses vidéos et sculptures, révélant la diversité des mythes fondateurs de notre monde.

Alois Loizeau

Couverture : Trash Stratum, Robert Zhao Renhui, Pavillon de Singapour © Robert Zhao Renhui

Pavillons et expositions mentionnées : 

Exposition Centrale
Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere
20 April – 24 November 2024
Commissaire : Adriano Pedrosa

Pavillon Argentine
Hopefully the doors will collapse
Luciana Lamothe
Commissaire : Sofia Dourron
Arsenale, Sale d’Armi

Pavillon Brésil
Ka’a Pûera: we are walking birds
Glicéria Tupinambá, Olinda Tupinambá et Ziel Karapotó
Commissaires : Arissana Pataxó, Denilson Baniwa, Gustavo Caboco Wapichana
Giardini

Pavillon République Démocratique du Congo
RUMB’ART
André lufwa Mauridi, Wuma Mbambila Ndombasi, Alfred Liyolo, Freddy Tsimba, Franck Dikisongele, Freddy Lokole, Cedric Sungo, Steve Bondoma
Commissaires : Michele Gervasuti, James Putnam
Gervasuti Foundation – Palazzo Canova

Pavillon République Tchèque
Le cœur d’une girafe en captivité pèse 12 kg de moins
Eva Kotátková (en collaboration avec Himali Singh Soin, David Tappeser, Gesturing Towards Decolonial Futures and children’s and older people’s collectives)
Commissaire : Hana Janečková
Giardini

Pavillon Portugal
Greenhouse
Commissaires et exposants : de Miranda, Sónia Vaz Borges, Vânia Gala
Palazzo Franchetti

Pavillon Singapour
Seeing Forest
Robert Zhao Renhui
Commissaire : Haeju KIM
Arsenale

Pavillon Afrique du Sud
Quiet Ground
MADEYOULOOK– Molemo Moiloa and Nare Mokgotho
Commissaire : Portia Malatjie
Arsenale, Sale d’Armi

Pavillon Espagne
Pinacoteca Migrante
Sandra Gamarra Heshiki
Commissaire : Agustín Pérez Rubio
Giardini

Bestiari
Carlos Casas
Commissaire : Filipa Ramos & Lucia Pietroiusti
Catalonia in Venice
Docks Cantieri Cucchini

Re-Stor(y)ing Oceania
Latai Taumoepeau, Elisapeta Hinemoa Heta
TBA21–Academy & Ocean Space
Commissaire : Taloi Havini
Campo San Lorenzo

Swell of spæc(i)es
Josèfa Ntjam
LAS Art Foundation
Accademia di Belle Arti

À voir également: 

Liminal
Pierre Huyghe
Palazzo Grassi

When Solidarity Is Not a Metaphor
Paula Valero (parmi d’autres)
Arsenale, Navy Officer’s Club

Arena for a Tree
Klaus Littmann
Arsenale Nord

From Ukraine: Dare to Dream
Allora & Calzadilla,  Otobong Nkanga (parmi d’autres)
Victor Pinchuk Foundation & Pinchuk Art Centre
Palazzo Contarini Polignac

Pavillon du Bénin
Everything Precious Is Fragile
Ishola Akpo, Moufouli Bello, Romuald Hazoumè et Chloé Quenum
Commissaire : Azu Nwagbogu
Arsenale

Pavillon de la Lituanie
Inflammation
Pakui Hardware, Marija Teresė Rožanskaitė
Commissaire : Valentinas Klimašauskas, João Laia
Chiesa di Sant’Antonin

 

Impact Art News, Mars-Mai 2024 #48

Abonnez-vous à Impact Art News (gratuit)