Le nom de votre duo, Recycle Group, fait référence à l’environnement, c’est très précurseur, aviez-vous l’intention d’aborder les enjeux environnementaux dès votre création ?

Notre nom est celui de notre première exposition, Recycle, en 2008 à Moscou. Cette idée de recyclage est constitutive de notre démarche. Elle va pour nous plus loin qu’une simple référence à l’environnement. Nous avions déjà une pratique d’utilisation de matériaux récupérés, mais cela va bien plus loin que le rapport à la matière, au déchet, pour nous cela concerne le temps, l’art, avec cette idée de ce qui se recycle dans l’art. Nous voulions briser le tabou de croire que chaque création est nouvelle, par exemple nous recyclons beaucoup les figures mythologiques grecques et romaines, donc l’histoire de l’art, dans nos créations.

Votre travail porte sur des enjeux globaux, le pouvoir et la place du digital, le réchauffement climatique, les droits de l’homme, la taille et la nature de ces questions suppose-t-elle un moyen d’y répondre artistiquement ?

Ces thématiques sont au coeur de notre travail, mais elles ne sont jamais révélées de manière explicite ou démonstrative dans nos œuvres. Nous veillons toujours à ce qu’il y ait toujours une première lecture qui relève de l’émotion esthétique. Nous sommes des artistes conceptuels mais nous avons aussi été formés en Russie à la peinture classique, et en ce sens nous ne nous retrouvons pas dans la manière parfois très minimaliste de l’art conceptuel. Nous ne voulons pas non plus livrer de messages pré-mâchés, mais que le visiteur fasse aussi sa part. Certains saisissent immédiatement le message de notre travail, d’autres vont le chercher en lisant des textes, ou via nos dispositifs pédagogiques. Nous traitons ce double niveau de lecture aussi par la technologie comme la réalité augmentée. Lorsque nous abordons par exemple la question des droits de l’homme et de la censure sur Internet, derrière une sculpture en marbre une autre réalité apparait avec l’AR. Ce jeu de distance nous permet d’aborder des sujets sensibles dans des contextes institutionnels, on pense à « Blocked Content » au pavillon de la Russie à la biennale de Venise en 2017. Par ailleurs, cela pourrait paraitre simplificateur, mais une grande installation permet aussi mieux de traduire la taille d’un enjeu, et nous sommes des adeptes de la grande échelle !

Vous présentez jusqu’en mars 2022 « New Nature », une grande exposition au centre d’art contemporain Winzavod de Moscou, qui prend la suite de celle au Mahex, le Manege Central Exhibition Hall de Saint-Pétersbourg en 2021. Vous placez l’humain face au digital, avec les enjeux éthiques et environnementaux au premier plan.

Oui nous le savons, le digital contribue fortement au réchauffement climatique et à la pollution.  Mais tout cela reste invisible, derrière nos écrans. Dans cette exposition, nous abordons justement les enjeux cachés du digital. Avec « Forest of Expired Links », nous avons représenté la masse des liens expirés dans une installation interactive gigantesque. Nous avons aussi créé une « boue artificielle » (Artificial Mud) comme métaphore de l’empreinte environnementale catastrophique du digital, ces déchets que nous laissons sur Internet, le plus souvent des données, des photos ou vidéos que chacun de nous stocke inutilement. Dans cette exposition, qui a nécessité deux ans de préparation et de recherche, nous avons voulu utiliser le sujet même de notre recherche, nous avons nous-mêmes développé un programme d’intelligence artificielle, en plus de la réalité augmentée que nous utilisons déjà. Notre installation « Probability » propose au visiteur de choisir une prédiction de son futur, qui est calculée en fonction de son activité sur les réseaux sociaux. Si nous voulons que le visiteur se prenne au jeu de la technique, c’est pour lui faire comprendre que le futur de la technologie dépend de nos choix. Dans quel sens voulons-nous qu’elle aille ?

Qu’est-ce que vous a enseigné votre propre emploi de l’intelligence artificielle ?

Nous sommes assez affolés par les progrès réalisés en deux ans par l’intelligence artificielle développée pour notre exposition, ses qualités prédictives ont décuplé. Nous sommes effrayés par les dérives possibles de l’intelligence artificielle, et pensons que quelqu’un comme Elon Musk est dangereux, mais nous pensons aussi qu’une technologie maîtrisée par l’homme, avec un sens de l’éthique, peut être utile, la technologie est un moyen et c’est aux humains d’en déterminer la finalité. Quand nous utilisons l’IA, nous voyons bien ses dérives possibles, si elle est mise au service des armes, cela sera un cataclysme. Notre responsabilité en tant qu’artiste n’est pas de juger ou condamner la technologie, mais de rappeler notre responsabilité vis-à-vis d’elle, pour justement la diriger vers des applications positives et faire comprendre les risques liés à une utilisation mafieuse ou autoritaire. Nous sommes beaucoup plus positifs vis-à-vis des NFT, d’autant que leur impact écologique diminue enfin. Pour nous, une œuvre NFT à moins d’impact environnemental qu’une œuvre produite, avec des matériaux qui viennent de l’autre bout du monde. Nous pensons que les NFT sont aussi un espace de contre-pouvoir. Si les artistes peuvent s’enrichir avec les NFT, cela donne plus de pouvoir à l’art et moins aux Gafam et aux géants pétroliers.

Comment intégrez-vous l’environnement dans votre pratique ?

Au début, nous étions comme beaucoup d’artistes à leur début, nous voulions beaucoup produire, et même si nous utilisions des matériaux recyclés, dans le fond cette recherche de production intensive n’avait rien d’écologique. Avec le temps, nous essayons d’accorder moins de temps à la production. Pour nous, une utilisation responsable du temps consiste à consacrer 80 % du temps à la conception et 20 % à la production, et dans ce temps de conception, il faut se poser la question, des moyens, des matériaux. Nous ne sommes pas exemplaires, car nous n’utilisons pas toujours des matériaux recyclés, mais nous essayons de penser nos choix en fonction de leur impact et d’identifier ce que nous pouvons reprendre de nos œuvres précédentes. Nous n’avons pas peur de nous recycler nous-mêmes !

Vous utilisez les figures mythologiques pour confronter l’humain aux défis actuels, lorsque vous les fusionnez avec une poubelle, est-ce aussi pour questionner ce que nous devenons en tant qu’espèce ?

Exactement. Nous jouons avec l’archéologie. En fusionnant la figure d’un dieu antique et d’une poubelle, nous imaginons un regard sur notre époque actuelle depuis le futur, nous créons avec humour une référence à l’histoire de l’art qui évoquerait notre époque. Que dit notre présent ? Sur un plan anthropologique, nous sommes devenus des êtres intrinsèquement liés au déchet, à la pollution, au changement climatique, mais aussi à la virtualité. Les symboles comme le glaive, le chapiteau, aujourd’hui c’est la poubelle ou le mobile.

Vous vivez en France, pourquoi avoir quitté la Russie ?

Pour une raison sentimentale, d’abord ! Mais aussi pour être libre, pour pouvoir nous exprimer sur les sujets des droits de l’homme, de l’environnement, du monde digital, autant de sujets qui aujourd’hui, sont opprimés dans de nombreux pays. Et puis nous sommes très attachés à notre galeriste, Suzanne Tarasieve, une autre histoire d’amour aussi !

Conversation avec Alice Audouin
@alice.audouin

Janvier 2022

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Crédits : Portrait, courtesy of the artist / Way, Courtesy of the artist + The Null NFT / Forest of expired links, Courtesy of the artist / Recycle Group, Sarcophagus, 2010, courtesy of Galerie Rabouan Moussion