Les artistes contemporains s’investissent dans le temps long, au rythme du cycle de croissance du vivant. Ils créent et animent des lieux où germent des principes d’attention collective aux sols et à la flore, à la préservation de l’environnement. Ces démarches agricoles locales, de plus en plus nombreuses tissent des liens entre éthique, esthétique, écologie et soin. Celles-ci inspirent de nouvelles manières de créer et de vivre dans une dynamique de régénération, en réponse à l’urgence écologique et climatique.
La vitalité de cet ’”art écologique”, né avec les premières alarmes sur l’état de la planète, témoigne aussi de la volonté des artistes d’élargir les frontières de l’art et d’intégrer les autres qu’humains dans leur travail.
Aux États-Unis, des artistes pionniers du soin et de la régénération des sols.
Au moment où la lanceuse d’alerte Rachel Carson sonne l’alarme aux États-Unis dans les années 60, avec son livre “Printemps Silencieux”, les artistes sont déjà à l’œuvre. Ils reboisent, dépolluent les sols et l’eau pour raviver les écosystèmes et amorcent ainsi un mouvement qui sera ensuite nommé “art écologique”. Les précurseurs Patricia Johanson, Alan Sonfist, Harriet Feigenbaum ou Helen and Newton Harrison seront suivis par Agnes Denes avec son célèbre champ de blé planté en 1982 à New York Wheatfield a confrontation (réactivé en 2024 au coeur de la foire Art Basel) ou encore par l’artiste Mel Chin avec Revival Rield en 1991, une œuvre in process visant à dépolluer des sols grâce à des plantes “hyperaccumulatrices”.
À New York, les artistes contemporains maintiennent haut la main cette tradition. Mary Mattingly (lire notre entretien) crée des sculptures pour purifier l’eau, développer l’autonomie alimentaire et alerter sur les effets du réchauffement climatique.
Michael Wang (voir notre entretien) cultive dans le cadre de son projet au long terme Extinct in the wild, un jardin expérimental à 100 kilomètres de la ville de New York, avec une sélection de plantes, algues et lichens qui ont disparu de la ville de New York (ayant le statut d’“éteint à l’état sauvage” selon l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) pour ensuite les réintroduire dans les parcs de la ville. Le Swiss Institute accueille une partie des plantes « retrouvées ». Spécialisé sur l’histoire des plantes, il a récemment ravivé des plantes présentes dans des marais il y a 8000 ans à Shanghai, au Prada Rong Zhai de Shanghai.
L’artiste également new-yorkaise Precious Okoyomon (lire notre entretien) crée, elle, des jardins de plantes invasives ou vénéneuses, interrogeant le lien entre ces plantes et la discrimination sociale.
Des lieux de création, de production, d’engagement autour de l’agriculture
Depuis les années 2010 en Europe, en Afrique et dans les Caraïbes, des artistes créent des lieux reliant art, plantation et préservation de la biodiversité. La collaboration entre disciplines est fertile et procède de nouvelles manières de faire œuvre, de s’investir dans le soin et la culture du vivant. Avec des projets au long court, les artistes expérimentent autrement l’agriculture et développent des solutions d’adaptation face à l’urgence climatique.
Pionnier, l’artiste espagnol Fernando Garcia Dory développe depuis 2009 la structure Inland, en Espagne, dédiée à la production agricole, sociale et culturelle, avec pour manifeste “Art – agriculture – territoire”. Depuis 2012, au Panama, Estudio Nuboso relie artistes, designers, éducateurs et chercheurs, autour de la nature, de la culture, de la science des communautés autochtones.
Depuis 2013, l’artiste Luigi Coppola est engagé avec Casa delle Agriculture à Castiglione d’Otranto près de Lecce, en Italie, en tant que co-activateur d’un processus d’agriculture participative et de récupération de terres polluées, impliquant les migrants, les étudiants, les agriculteurs et les activistes.
De son côté, le duo d’artistes anglais Cooking Sections mène depuis 2015 le projet CLIMAVORE en collaboration avec des biologistes, botanistes, agriculteurs, chefs cuisiniers, anthropologues environnementalistes.., pour repenser l’alimentation et imaginer des saisons de production et de consommation alimentaires adaptés aux bouleversements écologiques et climatiques actuels.
En Afrique, Barthélemy Toguo compte également parmi les pionniers, avec Badjoun Station, créé au Cameroun en 2005 (voir notre article), un projet artistique, agricole et politique de longue haleine, qui s’oppose à l’agro-business et défend l’accès aux ressources locales comme le café ou le cacao dont le prix est inaccessible pour la population locale. L’artiste mène de nombreuses interventions dans les foires d’art via une cafétéria ambulante, qui permet de créer des échanges sur la justice sociale autour d’une tasse de café ou de cacao équitable.
Dans sa lignée, au Nigeria, à Ijebu, Yinka Shonibare a créé en 2022 le Guest Artists Space (G. A. S.) Foundation (Nigeria), une organisation à but non lucratif, un lieu de résidence et de recherche qui comprend également une ferme biologique destinée aux communautés.
Récemment et toujours sur le continent africain, Yto Barrada (qui représentera la France à la prochaine Biennale de Venise) a ouvert à Tanger The Mothership, un jardin de plantes tinctoriales assorti d’un programme d’éducation et de recherches. Dans un pays régulièrement marqué par la sécheresse, ce lieu permet d’expérimenter des solutions d’adaptation au réchauffement climatique ainsi que des méthodes traditionnelles de conservation et de préservation de l’eau, du sol et de la terre.
Des artistes planteurs d’arbres et de forêts
Des artistes de différents horizons géographiques s’engagent dans des pratiques arboricoles, de plantations d’arbres, également de forêts.
Au Brésil, Sebastiao Salgado et son épouse Lélia Deluiz Wanick ont créé l’Instituto Terra, une organisation dont le but est de redonner vie à la forêt atlantique brésilienne. En France, l’artiste Fabrice Hyber, engagé depuis novembre 2021 comme premier ambassadeur du fonds ONF-Agir pour la forêt, a semé il y a trente ans une forêt en Vendée, sa région natale. Elle est aujourd’hui un exemple de forêt diversifiée, plus résistante face au réchauffement climatique.
En Angleterre, Ackroyd and Harvey, dans le prolongement de l’action 7000 Oaks – City Forestation de Joseph Beuys, ont mis en place le projet Beuys’ Acorns – the Prelude & the Planting : Il s’agit de planter dix-sept cercles de sept arbres dans des espaces publics et des lieux culturels à travers le Royaume-Uni.
Par ailleurs, nombre d’artistes contribuent à des projets de conservation ou de reforestation. Par exemple, Haley Mellin (lire notre entretien) a fondé Art into Acres, qui vise à préserver les forêts primaires tout en soutenant les communautés locales. L’artiste Julian Charrière (lire notre entretien) a inauguré en Juin dernier lors d’Art Basel le projet Calls to Action autour d’un programme de préservation de la foret primaire équatorienne.
L’initiative brésilienne LABVERDE ou le programme Man and the Biosphere de l’UNESCO permettent justement aux artistes de se rendre dans la forêt amazonienne pour en comprendre les enjeux écologiques, et ainsi mieux agir pour sa préservation.
Dans nos villes, se relier avec le vivant pour retrouver la convivialité
Les artistes ne se contentent pas de sauvegarder la “wilderness” ou de mettre en œuvre des pratiques agricoles dans les territoires comme alternatives à un système économique inégalitaire et ecocide, ils nous engagent à renouer des relations profondes avec les végétaux, notamment dans les contextes urbains. Ils s’intéressent aux plantes pour l’histoire de leurs usages, leur capacité de résilience et leurs bienfaits sociaux pour les citadins.
Au printemps dernier, l’artiste chinois et ecoqueer Zheng Bo (lire notre entretien) a présenté à la Somerset House de Londres BAMBOO AS METHOD 格竹, une installation in situ et participative sous la forme d’un jardin de dix espèces différentes de bambous. Des croquis réalisés par les visiteurs sur papier compostable fertilisaient le jardin, complétant ainsi un cycle de créativité et d’écologie.
Zheng Bo, BAMBOO A METHOD 格竹 @ Somerset house
Le duo italien Caretto & Spagna mène un projet au long cours, Soil Practice, qui intervient comme un système évolutif permettant de faire germer des carrés de végétaux à la place de dalles ou du béton, au cœur des centres urbains. Ils comptent parmi les artistes rassemblés jusqu’au 23 mars dans l’exposition Mutual Aid, Art in collaboration with nature au Musée d’art contemporain Castello di Rivoli à Turin. En France, l’artiste Thierry Boutonnier développe de son côté des pépinières urbaines dans le cadre de chantiers et d’urbanisme transitoire, en collaboration avec des habitants.
La dimension participative se transforme en fête lors de grands repas célébrant l’agriculture locale, comme en mars 2024 dernier, lorsque Lucy et Jorge Orta ont activé leur dispositif 70 x 7 The Meal à l’occasion de la biennale de Diriyah en Arabie Saoudite : un repas collectif de 300 personnes, organisé en collaboration avec des agriculteurs et des botanistes, mettant en avant les espèces locales du Wadi Hanifah.
Géopolitique des graines : vers une contre-histoire de l’agriculture ?
Les dimensions sociale, écologique et politique des pratiques agricoles, marquées par le colonialisme et aujourd’hui dominées par les multinationales, la monoculture et l’industrie chimique, invitent les artistes à voir les graines et les plantes comme témoins et victimes des inégalités dans le monde.
Maria Tereza Alves au Brésil et Minerva Cuevas au Mexique, ont mené chacune un travail historique minutieux concernant les graines et espèces végétales soumises à la colonisation et engagées dans le commerce mondial.
L’artiste palestinienne Jumana Manna dénonce dans son docu-fiction Foragers (titre original : Al-Yad Al-Khadra) de 2022 l’interdiction pour les Palestiniens, sous peine de prison selon la justice israélienne, de ramasser l’akkoub, cousin de l’artichaut ou du za’atar, espèce de thym. Son exposition au titre éponyme en 2023 au MoMA PS1 était accompagnée d’installations sur les pratiques agricoles ancestrales du Levant.
De son côté, Mehdi-Georges Lahlou retrace l’histoire du palmier, première plante à huile exploitée en monoculture, au travers une lecture à la fois historique et sociale. Son exposition “À l’ombre des Palmiers” qui se tient actuellement à la galerie Papillon à Paris, sonde le paradoxe de cette plante aujourd’hui accusée de ravager les forêts pour produire l’huile de palme.
L’artiste Annalee Davis a installé son studio dans une ancienne ferme laitière sur l’île de la Barbade (Caraïbes), exploitée historiquement comme une plantation de canne à sucre du XVIIe siècle. Cet héritage colonial l’amène à étudier le rôle des plantes et des parcelles vivantes en tant que sites ancestraux de refus, de contre-connaissance, de communauté et de guérison.
Ses dernières créations, inspirées du livre de Karen Armstrong ‘Sacred Nature: Restoring Our Ancient Bond with the Natural World’ sont en textile, un médium qui permet aujourd’hui de faire dialoguer grâce à la teinture végétale, l’agriculture locale, l’histoire, les savoir-faire traditionnels et la création contemporaine. L’art textile, medium aujourd’hui plébiscité dans le champ de l’art et porté par de nombreuses femmes artistes, révèle ce qui se passe dans les sols, les plantes et dans les communautés. Il contribue à prolonger sur les cimaises un processus de régénération et de réparation, auquel tous ces artistes contribuent.
Pauline Lisowski, en collaboration avec Alice Audouin
Image de couverture : Agnes Denes (1931). Wheatfield, a confrontation, Art Basel, curated by Samual Leuenberger (2024). Photo: TES