Tomás Saraceno est né en 1972 en Argentine. Chef d’orchestre d’un laboratoire d’expérimentations artistiques et scientifiques indépendant, l’artiste revient ici sur ses projets et ses engagements écologiques.

Avec un département de recherche consacré entièrement au projet «  Arachnophilia  »*, le Studio Tomás Saraceno nous plonge dans lunivers des araignées et de leurs toiles et sonde le plus intime de leurs bruits. Les ondes produites par ces araignées produisent des partitions inconnues de l’homme. Pensez-vous qu’elles communiquent avec nous ?

Elles communiquent, c’est certain – que nous parvenions ou non à recevoir leur message. Les araignées ont été parmi les premiers habitants de notre planète, il y a environ 400 millions d’années.  En comparaison, les humains ne vivent sur Terre que depuis 200 000 ans. Je pense que nous devrions davantage les écouter et prendre en compte leur rôle majeur au sein du vivant. Elles et leurs toiles ne font qu’un, elles vivent le monde à travers elles et les utilisent de manière très sophistiquée pour communiquer, en créant des vibrations. Au cours des dernières années, notre laboratoire a développé grâce à la science émergente de la biotrémologie notre connaissance sur cette forme de communication. Si l’on y réfléchit bien, la toile d’araignée sert à la fois de nid, de piège de chasse, d’abri et d’instrument à cordes, et tant d’autres choses que nous ne pouvons pas encore imaginer – c’est incroyable !

Dans la continuité de cette recherche, lœuvre ArachnoAnacróArcano  demeure-t-elle un hommage rendu aux multiples finalités de ces toiles daraignée ?

Il s’agit d’un confessionnal catholique réaffecté dans lequel la toile d’araignée remplace le prêtre. Les visiteurs sont invités à prendre place à l’intérieur de l’œuvre. Par le biais de vibrateurs intégrés qui produisent des fréquences non audibles, ils peuvent ressentir comme des vibrations haptiques de toiles d’araignées. Historiquement, de nombreuses sociétés ont placé leur foi et leur autorité dans l’idée abstraite d’un Dieu qui était à la fois humain, animal et bien plus encore. Avec ce travail, nous voulions encourager les gens à accéder à cette idée en comprenant mieux le langage et la sagesse qui se trouvent autour de nous sur Terre. Une sagesse ancestrale qui est encore présente dans de nombreuses cultures, comme chez les devins-araignées de Somié, au Cameroun, qui pratiquent l’art du ŋgam dù. Dans ce rituel de divination, en interprétant les réponses de l’araignée données à l’aide d’un ensemble de cartes et de règles, nous pouvons deviner l’avenir. Il s’agit d’une pratique ancienne au Cameroun et il est étonnant de voir comment les devins ont appris à comprendre le langage des araignées ! En collaboration avec eux, nous avons construit nngamdu.org, un portail web créé à la demande du devin Bollo Pierre ‘Tadios’, grâce auquel ils reçoivent 100% des honoraires versés pour leurs services.

World(ing)WideWeb(s).Life, 2023. Installation view at Tomás Saraceno In Collaboration: Web(s) of Life, Serpentine, London, 2023. Courtesy the artist. Photography by Studio Tomás Saraceno.

Pouvez-vous expliquer votre autre projet denvergure «  Aerocene  » et les nombreuses formes qu’il revêt ?

Aerocene est né de ma passion de voler et du ciel, et de ma tristesse de voir que nos déplacements en avion ruinent la Terre. Ainsi, depuis plus de vingt ans, je m’intéresse au développement d’autres façons de voler qui n’utilisent pas de combustibles fossiles, mais qui dépendent uniquement du soleil, de l’air et de l’esprit de communauté et de collaboration. Il s’agit d’une pratique expérimentale et de recherche en constante évolution, dont les projets en open-source sont réalisés par une communauté de praticiens interdisciplinaires. Ces communautés collaborent pour promouvoir et mettre en œuvre des expériences de sensibilisation à l’environnement et de détection atmosphérique, en imaginant de nouvelles infrastructures de mobilité et d’éthique planétaires. En développant de manière collective, en testant et en lançant des sculptures aérosolaires, Aerocene cherche à ouvrir l’imagination vers une nouvelle approche du ciel et des nuages et à inaugurer une nouvelle ère d’harmonie planétaire, sans frontières et sans combustibles fossiles. La communauté Aerocene est active dans l’espace aérien de 126 villes, 43 pays et 6 continents, et a volé 7 060 minutes dans les airs, sans carbone, au cours de 110 vols captifs, 15 vols libres, et 8 vols humains. En tant que communauté mondiale, Aerocene effectue des vols humains, fait voler des sculptures aérosolaires, organise et participe à des foires d’art, des festivals, des ateliers, des conférences et à l’activisme environnemental.

En janvier 2020, à Jujuy en Argentine, la sculpture aérosolaire Aerocene Pacha s’est envolée en utilisant uniquement l’air et le soleil, sans aucun combustible fossile, ni batterie, ni lithium, ni hélium, ni hydrogène, devenant ainsi le vol le plus durable de l’histoire de l’humanité. Ce voyage a permis d’établir 32 records du monde, reconnus par  la Fédération Aéronautique Internationale (FAI), avec la pilote d’Aerocene Leticia Noemi Marques ; mais plus important que cette performance record,  était le message du ballon : « L’eau et la vie valent plus que le lithium »,  écrit par les communautés autochtones de Salinas Grandes et de Laguna de Guayatayoc, qui luttent pour protéger leurs terres ancestrales de l’extraction du lithium.

Avec Aerocene, votre activité dartiste sapparente-t-elle à de lactivisme  ?

Fondamentalement, je pense qu’Aerocene a un message politique fort parce qu’il s’oppose aux combustibles fossiles. Mais son engagement politique s’est également accru et est devenu plus direct au cours des dernières années. Après tout, tout ce qui vole dans les airs est également très visible – être artiste, c’est être visible – et pourquoi ne pas en profiter ?

Je suis venu à l’origine dans les plaines salées de Jujuy, dans mon pays d’origine, l’Argentine, parce qu’elles sont parfaites pour le vol aérosolaire : elles sont complètement plates et la réflexion du soleil sur le sol blanc et brillant crée des conditions idéales. Un endroit vraiment spectaculaire. Mais lorsque je me suis rendu sur place, j’ai réalisé qu’il se passait également autre chose.  Les communautés locales se battent contre l’extraction de lithium sur leurs terres, qui assèche les nappes phréatiques et les oblige à quitter leurs maisons. Nous avons compris que nos causes étaient liées, et c’est pourquoi le message que nous avons diffusé sur Aerocene Pacha provenait de ces peuples premiers. Nous y sommes retournés, avons fait voler d’autres ballons et organisé des symposiums et des tables rondes à Jujuy et à Londres pour sensibiliser le public à ce problème. Nous avons consacré le deuxième numéro du journal Aerocene à cette cause, et j’ai même remis en main propre un message des communautés au Pape, lui demandant de prendre en compte leur demande.

Fly with Pacha, Into the Aerocene, 2017—2023 (ongoing). Video still during screening at Tomás Saraceno In Collaboration: Web(s) of Life, Serpentine, London, 2023. Courtesy the artist. Photography by Studio Tomás Saraceno.

Pourriez-vous nous parler du manifeste que vous avez rendu public et qui reflète votre engagement pour les peuples du Sud ?

L’un des documents clés qui a alimenté une grande partie de mon travail récent est le Manifeste pour une transition énergétique écosociale par les peuples du Sud, déjà mentionné, qui décrit un ensemble inestimable d’étapes auxquelles le Nord global doit adhérer pour que nous puissions décarboner nos économies et rejeter les fausses solutions de la «  transition écologique  ». On nous dit souvent que cette transition est la clé pour parvenir à zéro émission nette de carbone, mais cette approche tombe dans le vieux piège du colonialisme énergétique. Par exemple, le lithium extrait à Jujuy est utilisé dans les batteries de voitures électriques, souvent célébrées comme une solution au réchauffement climatique, qui se double d’un modèle commercial lucratif, et qui nous permet de continuer à rouler dans des voitures privées. Mais elle est aussi en train de détruire l’environnement là-bas, ainsi que la vie des gens.  Nous incluons le manifeste dans nos expositions chaque fois que c’est possible afin de sensibiliser le public et de recueillir des signatures.

L’extraction d’une tonne de lithium nécessite deux millions de litres d’eau, et cette extraction a un effet dévastateur sur les communautés indigènes qui habitent le dit «  triangle du lithium  » entre l’Argentine, le Chili et la Bolivie. Une grande partie du travail d’Aerocene, tel que documenté dans «  Fly with Pacha, into the Aerocene  » (2017-2023 en cours) documente notre collaboration et notre amitié avec les peuples autochtones de Salinas Grandes et Laguna de Guayatayoc. Les peuples premiers représentent 5 % de la population mondiale mais s’occupent de 80 % de la biodiversité de la Terre. Ils savent déjà comment vivre de manière durable, mais au lieu de les écouter, le Nord global opte pour le «  techno-solutionnisme  » et le «  capitalisme vert  », ne faisant que trouver de nouveaux moyens de détruire la Terre et d’accroître leur dette écologique.

Comme le montre Jason Hickels dans Less is More : Comment la décroissance sauvera le monde, aux États-Unis et dans l’Union européenne, moins de 1 % des piles au lithium sont recyclées et 80 % des « déchets technologiques » générés dans le Nord sont envoyés dans les pays du Sud, ce qui aggrave la crise climatique et les inégalités. Dans une transition énergétique juste et éco-sociale, la dette socio-écologique du Nord doit être reconnue.

Comment avoir de limpact aujourdhui avec ce manifeste ou encore Aérocene ?

En tant qu’artiste, j’ai le privilège de pouvoir mener les luttes politiques qui me tiennent à cœur dans des lieux assez importants auxquels beaucoup de gens ont accès, comme la Serpentine Gallery à Londres et le Shed à New York. J’essaie de partager l’espace qui m’est donné autant que possible, par exemple en faisant venir des praticiens du ŋgam dù, en distribuant le journal Aerocene ou en recueillant des signatures pour le manifeste écosocial et la pétition contre l’extraction du lithium. En général, la notion de collaboration est au cœur de la pratique de mon studio, car elle souligne le fait que nous ne travaillons ni n’exposons jamais seuls, mais toujours ensemble et de concert, avec les araignées sous terre, ou le temps qu’il fait à l’extérieur. À cette fin, nous développons un nouveau modèle de propriété qui rompt avec l’idée qu’une œuvre d’art peut être la propriété d’un seul collectionneur, et il est inscrit dans le contrat comment certaines œuvres, comme nos sculptures Cloud Cities : Spaces for Species and Other Pieces, appartiennent également aux animaux qui y vivent et qui doivent être respectés. Le privilège de la notoriété ou la visibilité que les artistes peuvent avoir n’aide pas forcément à avoir un impact politique direct. J’essaie de soutenir autant que possible, notamment, les communautés qui luttent contre l’extraction du lithium en Argentine et les diverses organisations du Sud qui font pression en faveur d’une transition éco-sociale.

*Ce laboratoire produit des recherches et des pratiques dans les domaines de la biomatériomique, de la bioacoustique, de l’éthologie et des sciences cognitives, entre autres, afin de s’engager de manière responsable dans le domaine de la recherche et de l’innovation. Il est basé à Berlin au sein du studio Tomás Saraceno 

Conversation avec Juliette Soulez

Traduit de l’anglais par Juliette Soulez

Décembre 2023

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Couverture : Tomás Saraceno. Portrait taken during Tomás Saraceno in Collaboration: Web(s) of Life, Serpentine, London, 2023. Courtesy the artist. Photography by Dario J Laganà. 

Impact Art News, Novembre-Décembre 2023 #46

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