La Biennale de Venise 2022 (23 Avril – 27 Novembre) témoigne un salutaire changement d’époque, tant dans le regard de sa commissaire Cecilia Alemani que dans les propositions des pavillons ou au travers des nombreuses expositions collatérales. Cette édition au titre éloquent, “The Milk of Dreams” (« Le lait des rêves »), inspirée du titre d’un livre de Leonora Carrington, donne à voir ce à quoi un monde plus altruiste, écologique, symbolique, féminin et équitable peut ressembler.
Du lait pour les rêves, de l’eau amniotique pour la vie
La curatrice de la Biennale de Venise Cecilia Alemani embrasse pleinement le sens étymologique de son rôle, « cura » signifiant prendre soin. Son exposition « Le lait des rêves » bouscule la vision anthropocentrée et occidentale du monde pour y englober le cosmos, l’invisible, les sols, les matrices, les mythes et les connaissances millénaires des peuples premiers. Elle met en valeur un art plus féminin et inclusif, ainsi que des minorités qui ont longtemps été à l’arrière-plan de la scène artistique.
L’ouverture spectaculaire de son exposition, tant de l’Arsenal avec Ficre Ghebreyesus, Simone Leigh et Gabriel Chaile, que des Giardini avec Katharina Fritsch, donne le ton. Il s’agit d’être bousculé par d’autres visions du monde, par la profondeur de connexions invisibles, et de vivre une expérience d’ordre anthropologique. Des artistes Yanomami sont mis en relation avec Emma Talbot, leur geste adressant la même question, le lien avec une « nature sauvage » gardienne de secrets que nous, humains, pouvons comprendre si nous restons connectés à elle. L’artiste colombienne Delcy Morelos envahit l’une des salles principales de l’Arsenal par de la terre, frayant un chemin dans lequel le public peut s’immerger dans la puissante odeur de feuilles de tabac et d’épices.
Parmi les artistes réputés pour leur engagement environnemental figurent, entre autres, la peintre californienne Jessie Homer French ou encore l’artiste chinois Zheng Bo. Dans sa vidéo « Le Sacre du printemps », ce dernier montre des danseurs pénétrant la forêt au sens littéral du terme. La sortie de l’Arsenal par le chemin labyrinthique et immersif de Precious Okoyomon « To See the Earth Before the End of the World » inspiré par Edouard Glissant se fait non sans humour, l’artiste ayant utilisé pour son installation le kudzu…une plante anti gueule de bois.
Une plus grande reliance au sein de pavillons
Du côté des pavillons, on retrouve la même tonalité que dans l’exposition principale et l’influence du mouvement « Black Lives Matter ». Tandis que le Lion d’or de la meilleure artiste a été remis à Simone Leigh qui s’est vue confier le pavillon américain, de nouveaux pavillons africains, comme ceux de la Namibie ou du Cameroun rejoignent celui du Ghana, confirmant sa force artistique et son engagement sous le commissariat de Nana Oforiatta Ayim. L’altérité est au cœur de la démarche des pays nordiques qui ont invité les artistes Sami, peuple premier de l’Arctique à investir leur lieu, ainsi que de la Pologne qui présente une artiste Rom, Malgorzata Mirga-Tas. Si le Liban témoigne du chaos que traverse actuellement le pays avec une installation à double face d’Ayman Baalbaki et Abdul Rahman Katanani, le Chili incarne le rebond de son pays depuis les dernières élections. Ce pavillon au titre éloquent « Turba Tol Hol-Hol Tol » plonge le visiteur dans une tourbière et lui fait prendre conscience de leur rôle majeur pour maintenir les équilibres de la terre et lutter contre le réchauffement climatique par une approche multi-sensorielle. Dans le cadre d’un partenariat scientifique, le pavillon va également mesurer la quantité de CO2 que la mousse du pavillon aura absorbé. Cette relation positive humain-nature trouve ses racines dans la relation de peuples premiers désormais disparus, avec ces terres génératives chiliennes, il y a plus de 8000 ans.
Enfin, parmi les pavillons les plus remarquables, signalons le pavillon belge, où Francis Alÿs présente avec humanité des jeux d’enfants, le pavillon australien, avec une saisissante et signifiante série de photos et vidéos de Marco Fusinato au son saturé de guitare électrique ou encore le pavillon allemand, qui ose une pause salutaire pour interroger son rôle.
Des expositions collatérales autour des enjeux écologiques
Parmi les événements collatéraux de la biennale, plusieurs expositions adressent spécifiquement l’écologie.
Situé dans l’église rénovée de San Lorenzo, le centre d’art Ocean Space propose sous le commissariat Chuz Martinez une exposition à deux voix, celles de Diana Policarpo et de Dineo Seshee Bopape, toutes deux témoignant de l’engagement de TBA-21 et de sa fondatrice, Francesca Thyssen-Bornemisza, dans la protection des océans et la sensibilisation de leurs enjeux écologiques par l’art.
Non loin de là, au palais Bollani, l’exposition au titre explicite « Planète B. Le sublime et la crise climatique », curatée par Nicolas Bourriaud et son nouveau collectif Les Radicants, inaugure le premier chapitre d’une exposition conçue en trois volets successifs. Le premier présenté ici, « Toute exposition est une forêt » regroupe des artistes tels que Bianca Bondi, Agnieszka Kurant, Ylva Snöfrid, Phillip Zach…
L’exposition « Medusa Alga Laguna » de Tue Greenfort (voir son interview ici) se saisit des enjeux propres au lagon vénitien, dont l’équilibre est bousculé par l’arrivée des algues sargasses et la prolifération des méduses.
Dans le quartier de l’Accademia, au conservatoire de musique Benedetto Marcello, l’exposition collective de Parasol Unit intitulée « Uncombed, Unforeseen, Unconstrained », explore l’idée d’entropie à travers le travail de onze artistes, dont Julian Charrière, Martin Puryear ou Bharti Kher. L’exposition souligne ce moment où l’entropie atteint un niveau sans précédent en raison du changement climatique, comme l’exprime métaphoriquement la vidéo d’une fontaine en feu « And Beneath It All Flows Liquid Fire » de Julian Charrière.
De l’autre côté du pont, le parcours olfactif de l’exposition « ES-senze » curatée par Pier Paolo Pancotto au Musée du Palais Mocenigo de Venise invite à penser le monde par la sensation, et reçoit le jeune et talentueux français Florian Mermin.
Enfin, pour tirer sa révérence à Venise et ressentir une dernière fois tout son faste et son péril, il ne faudra pas manquer la tapisserie à la fois scintillante et murmurante de la grande magicienne Otobong Nkanga, à la Scuola di San Pasquale.
Alice Audouin
Avril 2022
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Expositions citées dans l’article :
The soul expanding ocean #3, Dineo seshee Bopape et The soul expanding ocean #4, Diana Policarpo, Ocean Space, Église de San Lorenzo, du 9 avril au 2 octobre 2022. Lien
PLANET B Climate change and the new sublime, Radicants, Palais Bollani, du 20 avril au 27 novembre 2022. Lien
Tue Greenfort : Medusa Alga Laguna, ERES Stiftung, Castello 1228 (Ca’ Sarasina), du 23 avril au 1er novembre 2022. Lien
Uncombed, Unforeseen, Unconstrained, Parasol unit foundation for contemporary art, Conservatoire de musique Benedetto Marcello, du 23 avril au 27 novembre 2022. Lien
Crédits. Couverture : Precious Okoyomon, To See the Earth before the End of the World, « The Milk of Dreams » Biennale de Venise 2022 @ArtofChange21