Dans votre exposition personnelle ici à Venise, Medusa Alga Laguna, vous vous intéressez aux méduses et aux algues…

Les algues sargasses (Sargassum muticum) sont une espèce invasive arrivée récemment ici à Venise et pose d’importants problèmes dans la lagune, de même que les méduses, elles aussi en forte progression. Leur prolifération conjointe est directement liée au réchauffement climatique, la surpêche et la pollution. Ma première sculpture de méduse en verre date de 2007. Elle croise ma fascination pour les frères Blaschka, de célèbres verriers du 19ème siècle fascinés par les invertébrés marins, et ma prise de conscience du développement de ces espèces, qui témoigne d’un déséquilibre causé par les humains. La tradition des verriers de Murano est très ancienne et j’avais à coeur de travailler avec ce matériau qui a également une dimension assez kitsch, lié au tourisme de masse subi par Venise. Ici j’expose l’espèce Pelagia Noctiluca de couleur violette, très courante en Méditerranée. Pour les algues, j’ai collaboré avec des verriers pour obtenir une forme similaire à celle de l’algue Ulva, endémique à Venise. Pour ce faire, j’ai utilisé des bouteilles en verre vertes, recyclées et soufflées, dont le fond a éclaté en les plongeant dans l’eau froide. J’expose aussi des sculptures réalisées à partir de nombreuses coupures de journaux italiens qui évoquent le problème de ces espèces. Je présente les sargasses avec un autre médium, très ancien, un cyanotype, en m’inspirant de son utilisation au 19ème siècle par la botaniste anglaise Anna Atkins. Mon but est de changer le regard sur ces espèces qui ont existé bien avant les humains et d’exprimer à la fois notre coexistence et nos interrelations cachées. 

Tue Greenfort, Medusa Alga Laguna, Fondazione ERES Venezia arte + scienza

Les algues avaient déjà fait l’objet de votre exposition « Alga » à l’ERES-Siftung à Munich en 2021.  

Oui, cette fois il s’agissait des algues en eau douce. Les algues prolifèrent dans les lacs, cette fois du fait des nitrates, qui favorisent l’eutrophisation ce qui signifie une baisse de l’oxygène dans l’eau au détriment des autres espèces. Cette question concerne de nombreux lacs bavarois qui sont également des attractions touristiques, tels que les lacs Tegernsee, Chiemsee, Staffelsee ou Loisach. Plutôt que de s’attaquer à la cause et de changer les pratiques agricoles, les solutions actuelles sont basées sur des filtres chimiques. J’ai eu l’idée de rendre visible les traces d’algues à partir de filtres en papier de laboratoires de chimie, pour rendre visible les traces de micro-algues et de sédiments dans l’eau. Ce qui m’a également intéressé, c’est que le résultat visuel de l’oeuvre n’est pas créé par moi, mais se forme lui-même, via un ensemble de procédures et des outils issus de la science.

Vous comptez parmi les artistes précurseurs qui travaillent sur l’art en relation avec l’environnement, avec notamment une œuvre fondatrice en 2007 à la biennale de Sharjah, peut-on y revenir ?

Je travaille selon une approche interdisciplinaire de l’art, dans laquelle une recherche spécifique sur le lieu d’intervention ou d’exposition est importante. Dans ce musée des Emirats Arabes Unis où je devais exposer, la climatisation fonctionnait à fond les ballons, branchée sur 19 degrés, ce qui est plutôt froid. Étant donné le nom de l’exposition « Nature Morte – Art, écologie et politique du changement », j’ai décidé d’agir sur l’exposition elle-même. Cette Biennale se tenait juste après la publication du rapport Stern en 2006, qui affirmait qu’agir contre le réchauffement climatique pour éviter une hausse des températures de 2 degrés était moins coûteux que de ne rien faire. Mon idée pour cette exposition était ironique : augmenter la température de deux degrés, donc mettre la climatisation à 21 degrés, puis utiliser l’argent résultant des économies d’énergie réalisées pour financer un programme environnemental. J’ai appelé cette œuvre « Exceeding 2 degrees ». 

Vous entendez déconstruire l’idée de nature plutôt que de l’idéaliser. 

Oui en ce sens j’ai une approche différente de mon compatriote Olafur Eliasson, qui perpétue selon moi une idée romantisée de la nature. Je suis contre l’idéalisation de la nature et le fait d’en avoir une approche trop esthétique, qui découle selon moi des idées chrétiennes de paradis ou d’harmonie. Ma démarche consiste à remettre en question ces notions, par le biais, par exemple, de la critique institutionnelle. En partant de l’idée même de nature, tout ce qui nous entoure est nature car nous faisons partie d’un réseau d’écosystèmes liés entre eux. Ce que nous appelons la nature « sauvage », c’est-à-dire tout ce l’homme n’a pas encore exploité comme ressource, est immensément petit. 

Tue Greenfort, Medusa Alga Laguna, Fondazione ERES Venezia arte + scienza

Une nouvelle vision du monde émerge justement, qui remet en cause la séparation humain nature.

Ce qui se joue enfin aujourd’hui, notamment grâce aux travaux de philosophes comme Graham Harman, Timothy Morton, Donna Haraway, Michel Serres, mais ausis les écrits de la biologiste Lynn Margulis sur le microcosme, c’est une nouvelle compréhension de notre relation à la terre et aux autres êtres vivants, y compris les micro-organismes, qui brise cette dichotomie artificielle, dans laquelle réside notre idée d’être une espèce dominante. C’est un changement de paradigme. Cette nouvelle compréhension doit justement accepter de ne pas pouvoir tout comprendre, car la complexité des écosystèmes sera toujours supérieure à nos moyens de compréhension. Dans cette dynamique, la notion d’incertitude est centrale. Par exemple, nous ne savons pas exactement où et quand et dans quel sens se produira ce fameux « point de non retour », nous ne savons pas exactement où et quand et dans quel sens il se produira : la rupture viendra-t-elle du Gulf Stream conduisant à un refroidissement, ou bien au contraire d’une déferlante caniculaire ? Dans cette nouvelle approche, les relations inter-espèces sont totalement différentes, moins hiérarchisées, de plus en plus axées sur la co-existence et l’interconnexion. Cette vision est optimiste, car elle est du côté de la vie et de la poésie !

Comment voyez-vous le rôle de l’artiste dans ce contexte ?

Avant tout, éthique et politique. Je vis sur une île au Danemark, dans une vieille maison de pêcheur. Les pêcheurs sont partis car il n’y avait plus assez de cabillaud. Mon espace de vie correspond à ma philosophie. Pour ma part, ma pratique part d’une prise de conscience de ma position sur terre. Je suis un homme cis, avec un historique d’oppression, blanc donc avec là aussi un historique d’exploitation, issu d’une classe moyenne danoise, qui est enchâssée dans la consommation. Ma démarche part de là, de la conscience de faire partie du problème.

Conversation avec Alice Audouin et Stefano Vendramin

@alice.audouin

Avril 2022

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Retrouvez l’ensemble des articles d’Impact Art News n°37 Mars / Avril 2022

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Couverture : Portrait, courtesy de l’artiste