Daniel Wetzel est le co-fondateur du collectif théâtral Rimini Protokoll, aux côtés de Helgard Haug et Stefan Kaegi. Basés à Berlin, ils ont à leur actif plus de 300 créations, sur scène, dans l’espace public, ainsi que dans des centres d’art et musées (CCCB, Garage Museum, MAAT, Royal Academy of Arts,…).  

Stefano Vendramin : Dans vos œuvres, vous invitez le public à réfléchir à des problématiques sociétales. Le réchauffement climatique est un thème récurrent dans votre travail, de World Climate Conference en 2014, en passant par win > < win en 2017 puis Conference of the Absent en 2021. Votre première création sur ce thème, en 2014, en amont de la COP21, proposait une expérience qui mettait le visiteur en situation, dans la peau d’un négociateur du climat. En quoi consistait-elle ?

Daniel Wetzel : Contrairement à la véritable COP Climat, la Conférence mondiale sur le climat (World Climate Conference) a duré cinq heures, au lieu de plusieurs jours, et s’est déroulée dans le plus grand théâtre d’Allemagne, l’Hamburger Schauspielhaus.

À l’entrée, chacun recevait un petit livret sur lequel était écrit « Bienvenue, vous faites partie de la délégation de l’un des 196 pays qui participent à la COP ». Chaque spectateur devenait le représentant de l’un de ces 196 pays tiré au hasard, et prenait place sur un siège marqué du drapeau du pays qui lui était attribué. Ensuite, des experts et activistes ayant déjà participé à une COP Climat entraient en scène : de jeunes scientifiques avec des solutions novatrices au changement climatique, des lobbyistes expérimentés, des représentants de zones très touchées en Afrique, etc. Puis le public jouait son rôle de négociateur comme dans une conférence sur le climat.

Comme chaque participant obtenait sa délégation par hasard, la probabilité était assez élevée de recevoir un livret d’un pays dont les enjeux lui étaient presque inconnus et dont il devait apprendre la situation. Y fait-il plus chaud ? Combien d’arbres restent-ils ? Le pays finance-t-il la lutte contre le réchauffement climatique ou en est-il bénéficiaire ? Pendant ces cinq heures, le public participait à différents groupes de travail pour en savoir plus sur des enjeux spécifiques et avait la possibilité de s’associer à d’autres délégations, comme les pays du Sud demandant ensemble aux pays du Nord des financements de l’action climatique.

La pièce traitait directement de la question de la responsabilité car, à la fin, les délégations devaient décider et annoncer à quel montant elles allaient contribuer financièrement. Il était intéressant de voir si les décisions prises par le public permettaient de rester dans la limite de + 1,5 ou +2 degrés.
Lorsque vous faites une pièce de cinq heures, vous craignez que les gens pensent « C’était bien, mais c’était trop long ». Au lieu de cela, les gens ont dit : « C’était bien, mais c’était vraiment trop court ».
À la suite de l’accord de Paris lors de la COP21 en 2015, les experts avec lesquels nous avons travaillé nous ont dit que la pièce n’était plus utile : « Maintenant que nous avons Paris, tout est clair. ». Nous leur avons répondu : « En êtes-vous vraiment sûrs ? Savez-vous comment fonctionne la politique ? » Les gens étaient très optimistes à ce moment-là et donc nous avons arrêté cette création. Nous voyons où nous sommes aujourd’hui !

World Climate Conference © Benno Tobler


En 2017, pour l’exposition phare sur l’art et le climat « After the End of the World » au CCCB de Barcelone, vous avez créé win > < win, une installation qui plaçait, cette fois, le spectateur de chaque côté d’un aquarium rempli de méduses. Cette œuvre invitait à prendre conscience de leur prolifération due au réchauffement climatique et à la pollution, et se référait aussi à l’évolution des espèces. Vous avez collaboré avec Lisa-Ann Gershwin, biologiste marine australienne, citée dans votre installation, « Nous nous trouvons dans une situation folle, imprévue et incompréhensible où nous sommes en concurrence avec des méduses. Et elles gagnent ». Puis, en 2021 – de toute évidence, l’optimisme entourant la COP21 n’ayant pas duré – vous avez créé une nouvelle pièce liée au changement climatique, Conference of the absent, qui traitait cette fois de la question de l’aviation. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette dernière oeuvre ? 

Conference of the absence [La conférence des absents] reposait sur l’idée d’une conférence internationale à laquelle il n’était pas permis de se rendre en avion. De ce fait, les invités n’apparaissaient pas physiquement à la conférence, mais était représenté par le public local, qui montait sur scène et lisait un script. L’idée n’était pas d’insinuer que l’on ne devait plus prendre l’avion, mais plutôt de questionner sa nécessité dans un monde où il ne sera potentiellement plus possible de se déplacer ainsi.

L’idée était que rien ne pouvait voyager excepté les données, ce qui n’est pas sans empreinte carbone, mais bien moindre. Nous avons réussi à convaincre les théâtres qui nous accueillaient qu’il leur était possible de trouver sur place, dans leur ville, tout ce dont ils avaient besoin pour la mise en scène de la performance. Il est arrivé parfois que les directeurs de théâtre nous disent « Ce n’est pas écologique d’emprunter un tapis, nous avons besoin de louer un camion, de payer une personne pour aller le chercher, nous devons le laver, etc. » C’est le genre de débats que nous pouvions avoir avec eux, mais bien évidemment nous respections leur décision finale. Je pense qu’il a été utile de sensibiliser les gens au fait qu’il n’était pas nécessaire d’acheter des plantes, qu’ils pouvaient simplement les prendre dans leur bureau et les mettre sur scène. Nous devons tous apprendre à faire avec les moyens du bord. Dans le milieu artistique, il est important de réfléchir à ce qui est à disposition plutôt que de partir de ce que l’on veut créer. C’est une évolution facile à mettre en œuvre.

Conference of the absent © Rimini Protokoll


Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

La danse d’Amazon, une pièce sur Amazon.com autour de deux artistes de cirque dans un chapiteau géant, qui sera présentée en novembre prochain à Berlin, puis, je l’espère, dans d’autres villes européennes.
L’idée initiale est venue à mon collaborateur Jean Peters, pendant la crise de la Covid. Alors que la plupart des gens ne pouvait pas travailler, les employés d’Amazon travaillaient plus que jamais. Comme pour tous nos autres projets, les artistes et moi-même avons passé beaucoup de temps à faire des recherches et à rencontrer des personnes à Berlin qui travaillaient pour Amazon. Nous avons même participé à des séminaires où des travailleurs syndiqués apprenaient à négocier l’amélioration des conditions de travail dans les centres de distribution.

La raison pour laquelle nous travaillons avec des artistes de cirque est que c’est une pratique qui reflète bien notre société, basée sur la performance, le cirque est l’éloge artistique du contrôle du risque. Et c’est bien l’essence même du capitalisme. Je n’essaie pas de faire un grand plaidoyer contre Amazon. Je veux créer une soirée au cours de laquelle vous vivrez une expérience émotionnelle autour de ces thèmes. Une soirée où l’on peut rencontrer des gens du cirque et d’Amazon.

En tant que spectateur, vous devez vous regarder dans le miroir. Vous commencez à reprocher à une entreprise comme Amazon de faire tant de mal. Mais plus on y regarde de près, plus on démêle les choses, plus on se rend compte que l’on est soi-même responsable. Même si vous ne commandez pas chez Amazon, vous faites partie de ce même système économique.

Dès que vous ne pouvez plus blâmer autrui, quelque chose change. Qu’il s’agisse des mesures de lutte contre le changement climatique ou de l’évolution des normes en matière de genre, toutes ces questions concernent une grande partie de la société qui se sent menacée par les changements rapides qui se produisent et qui a du mal à percevoir que bon nombre de ces changements sont bénéfiques.

Win >< Win © David Parry


Y a-t-il un projet que vous rêvez de réaliser ? 

Oui. Un projet qui relierait Isabelle Huppert (ou une autre grande actrice), la mort et le réchauffement climatique !

La façon dont nous abordons le réchauffement climatique a beaucoup à voir avec les différentes phases de la mort. Elisabeth Kubler Ross, psychologue dans les années 70, a analysé la façon dont les gens réagissent à la mort et a décrit ces différentes phases : rejet, rébellion, abandon, etc. Nos sociétés passent aussi par ces phases, mais à l’intérieur de ces sociétés il y a une multitude de personnes différentes qui sont elles-mêmes à des stades différents. Certains ont déjà abandonné et disent qu’il faut arrêter totalement de produire du plastique. D’autres se révoltent en achetant une voiture encore plus puissante. C’est juste une autre étape dans le processus d’acceptation des faits. Ironiquement, nous allons tous mourir, à cause du réchauffement climatique ou de quelque chose de totalement différent.

Mon rêve est de créer un spectacle qui s’appellerait Come Die With Me (Venez Mourir Avec Moi). Il y aurait un grand amphithéâtre couvert de photos de la belle Isabelle Huppert, par exemple, et, sans entrer dans les détails, elle inviterait les gens à payer pour mourir à ses côtés. Il serait question de mort, d’argent et de collectif. Je voudrais que ce rituel se reproduise 100 fois dans toutes les villes du monde, chacune avec un acteur célèbre différent, par exemple John Malkovich à New York, ou un célèbre acteur de Bollywood à Bangalore. C’est mon rêve, et j’espère qu’il se réalisera.


Conversation avec Stefano Vendramin

Traduit de l’anglais par Alice Audouin et Oscar Bardet

Juillet 2023

En apprendre plus à propos de Rimini Protokoll  

Couverture : Daniel-Wetzel © Stavros-Habakis

Impact Art News, Juin-Juillet 2023 #44

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