Fondé en 1993, le collectif d’artistes danois SUPERFLEX vit et travaille à Copenhague.
Le cofondateur Jakob Fenger nous explique comment SUPERFLEX transcende les frontières traditionnelles, non sans humour, pour susciter le changement et inspirer un avenir plus durable.
Stefano Vendramin: Depuis près de 30 ans, SUPERFLEX aborde les questions environnementales à travers des projets variés, comme le système de biogaz Supergas (1996-1997), l’œuvre vidéo Flooded McDonald’s (2009) ou encore des sculptures servant d’habitat potentiel pour les poissons comme dans As Close As We Get (2021). Pouvez-vous partager le processus de réflexion derrière ces réponses diverses aux préoccupations environnementales ?
Jakob Fenger: Notre parcours a commencé par Supergas, une création technologique qui voulait répondre aux défis environnementaux, il s’agissait d’un système de biogaz mobile, permettant de réduire la pollution et rendre les communautés auto-suffisantes, en particulier dans les pays du Sud. Malgré son potentiel et après de nombreuses années de travail sur ce prototype, les difficultés rencontrées pour son financement nous ont amené à repenser notre approche. Avant d’abandonner le projet, nous avons décidé de rendre cette technologie accessible à tous, ce qui a permis à des personnes de les fabriquer elles-mêmes, mais l’expérience vécue, en particulier le manque d’adhésion auquel nous avons été confronté, a été un tournant dans notre pratique.
Flooded McDonald’s peut être ainsi vu comme une réaction à cela. Il s’agit d’accepter que les choses avancent dans une certaine direction que nous ne pouvons pas totalement contrôler. Dans le film, on ne sait pas d’où vient l’inondation ni pourquoi. Ce que l’on voit, en revanche, c’est que l’un des symboles de notre civilisation moderne, en l’occurrence un fast-food, se dissipe lentement sous cette eau trouble et brunâtre qui devient de plus en plus sale à mesure que l’eau monte et s’amplifie.
Aujourd’hui, nous savons que nous ne pouvons pas contrôler les choses, mais comment pouvons-nous au moins créer une société plus inclusive ? Dans l’anthropocène, ce sont les humains – vous et moi – qui conçoivent notre monde, mais peut-être devrions-nous commencer à inclure les autres qu’humains dans nos décisions, comme les poissons et autres créatures marines qui resteront sur terre, même si nous, humains, finissons par disparaître.
Notre travail a ainsi beaucoup évolué. Il est passé de l’idée de régler une “démesure humaine” pour améliorer la vie sur terre à la reconnaissance de la difficulté de cette mission. Reconnaissant notre impuissance face à la destruction de notre monde, nous nous attachons à nous relier à “l’autre », les autres êtres vivants autour de nous, que nous devrions considérer comme des partenaires qui subissent aussi la montée des eaux et le réchauffement climatique.
Votre nouvelle exposition personnelle à l’Institute of Contemporain Art de San Diego (Etats-Unis), « Beyond the End of the World », inaugurée en janvier 2024, semble refléter une vision pessimiste du changement climatique. S’agit-il d’une inquiétude réelle ou plutôt d’une provocation ?
L’exposition, divisée en deux espaces, commence par un film dans lequel on voit les WC inondés du siège de l’ONU Climat (CCNUCCC) à Bonn, en Allemagne. Il n’y a plus d’humains, mais on peut voir des champignons et des algues qui commencent à envahir les lieux. Dans la deuxième partie du film, un chien marche autour des restes d’un bâtiment. Ce chien ressemble presque à un loup, comme s’il représentait un pont entre l’humanité et « l’autre” figuré ici par les algues. En arrière-plan, on entend une version longue de « Cry me a river » de Justin Timberlake, une chanson de rupture.
Cette chanson vous suit dans le deuxième espace, où différentes parties des WC présentes dans la première vidéo sont éparpillées – un robinet, un rouleau de papier, etc. – mais cette fois, les éléments sont fabriqués en argile non cuite. Nous avons fait le choix de ce matériau, issu de la terre, avec la volonté de le rendre ensuite à la terre auquel il appartient. Étant très fragile, vous ne pouvez pas l’expédier ailleurs, il restera donc à San Diego et retrouvera sa place originelle, ce qui rend la démarche très symbolique.
Beyond The End Of The World, 2021. Still image. Photo: SUPERFLEX
Cette exposition utilise évidemment l’humour comme forme de provocation, notamment par le choix de présenter des toilettes. Les sculptures en argile sont ironiquement intitulées “Power toilet death masks” (« Masques mortuaires pour toilettes de pouvoir ») se référant aux masques mortuaires qui figent le portrait d’une personne après sa mort, généralement faits à partir d’un moule ou d’une empreinte du visage du cadavre. Enfin, fabriquer des accessoires en argile pour des toilettes n’a absolument aucun sens car si jamais vous les utilisiez, ils disparaîtraient.
D’un autre côté, cela interroge également l’idée que nous pouvons perdre tout ce que nous avons. Tout comme Flooded McDonald’s, il s’agit de franchir la frontière et de voir à quoi ressemble l’autre côté. Je pense que beaucoup de gens essaient d’être positifs et c’est une bonne chose mais parfois, vous devez aller dans un endroit ténébreux pour voir la lumière. L’art est en quelque sorte l’espace où vous pouvez et devez créer un certain conflit ou contraste, pour défier le système existant.
Selon vous, quel devrait être le rôle des artistes aujourd’hui concernant le réchauffament climatique et les questions environnementales qui nous entourent ?
Je ne me permettrais pas d’exiger ou de souhaiter que d’autres artistes fassent ceci ou cela, mais nous sommes confrontés à une crise existentielle, et nous avons besoin de toutes les forces possibles pour la surmonter, ou du moins, la reconnaître et travailler avec elle. Je pense que l’art peut jouer un grand rôle, autant que la science et l’ingénierie. Nous ne sommes pas des activistes car il y a déjà des activistes qui font un excellent travail, et nous ne prétendons pas être comme eux. Mais nous pourrions être des activistes au sein de l’espace artistique, comme créateurs d’imaginaires et d’inspirations. C’est là que nous essayons de faire bouger les choses.
Dans notre contexte actuel, il ne suffit pas de créer de nouvelles règles et d’écouter des chiffres. Vous avez également besoin d’une approche plus émotionnelle et consciente des choses, provoquer un instant d’arrêt pour réfléchir à ce que nous sommes, ce que nous faisons et la direction que nous prenons.
En tant qu’artistes, nous pouvons emmener les gens dans un endroit dystopique, comme nous le faisons dans cette exposition présentée à l’ICA de San Diego, et ensuite espérer que les visiteurs chercheront une lumière au bout de ce tunnel. Nous pouvons faire partie d’un changement de mentalités qui permettra de transcender la réalité.
SUPERFLEX est bien sûr un collectif. Est-ce un format que vous recommandez ?
Absolument. Les humains sont une espèce sociale, et nous fonctionnons très bien lorsque nous faisons les choses collectivement. Même si vous êtes un artiste solo et que vous faites vos propres choses, vous travaillez généralement avec d’autres personnes.
Je pense que lorsque nous sommes confrontés à des problèmes de taille, c’est là que nous ne pouvons pas avancer seuls. Le collectif est souvent la clé pour résoudre les nombreux défis auxquels nous sommes confrontés dans ce monde.
Vous avez mentionné précédemment que l’œuvre Beyond the End of the World retournera à la terre. Quelles autres actions mettez-vous en œuvre chez Superflex pour réduire votre impact environnemental ?
Il y a environ cinq ans, nous avons engagé quelqu’un pour examiner notre fonctionnement et avons beaucoup appris de cela. Nous n’en avons jamais parlé publiquement, mais c’était pour nous nécessaire de faire cette démarche pour nous évaluer. Si vous ne connaissez pas les chiffres réels, il est très difficile d’agir de manière adéquate. Cet expert a mesuré nos émissions de CO2 et c’était fou de voir à quel point cela était dû au transport de nos œuvres d’art. Lorsque vous travaillez avec des galeries et des foires d’art, vous constatez que très souvent, elles expédient les œuvres à la dernière minute par avion cargos très polluants. Je pense que de nombreux artistes et galeries ne se rendent pas compte à quel point cela est problématique.
Si les personnes avec lesquelles nous travaillons nous disaient trois ou quatre semaines à l’avance ce qu’elles veulent, nous pourrions expédier nos productions différemment et cela réduit nos émissions totales d’environ 40% ! Nous demandons désormais à toutes les galeries avec lesquelles nous travaillons de fonctionner comme cela.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Nous rêvons actuellement de construire un projet de récif autour de l’ensemble du Danemark, un « Super Récif » qui tente de recréer un habitat pour la faune et la flore marine là où l’Homme l’avait précédemment détruis.
Nous avons entrepris une première expérience dans le port de Copenhague, en collaborant avec des scientifiques pour créer des objets de formes différentes que nous avons mis dans l’eau afin de tester l’habitabilité de nos structures mais aussi les préférences de leurs futurs habitants. Pour le laboratoire, ces objets ont servi de tests pour effectuer des recherches sur les matériaux en contact avec l’océan, et pour nous, ils ont servi de sculpture. Nous aimons beaucoup ce type de collaboration où d’autres professions y trouvent leur compte et où nous utilisons les connaissances de différents domaines, tout en respectant les compétences distinctes de chacun – techniciens, scientifiques ou artistes.
C’est un projet énorme, fou et invraisemblable que nous essayons activement de réaliser car c’est le genre de projet qu’il faut mettre en place pour faire bouger les mentalités.
SUPERFLEX : Beyond the End of the World est exposé à l’ICA San Diego jusqu’au 28 juillet 2024.
Conversation avec Stefano Vendramin
Janvier 2024
Pour en savoir plus : SUPERFLEX
Couverture : SUPERFLEX: (A partir de gauche) Bjørnstjerne Christiansen, Rasmus Nielsen, Jakob Fenger. Photo: SUPERFLEX
Impact Art News, Jan-Fev 2024 #47
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