Thu-Van Tran est née en 1979 à Ho Chi Minh Ville, Vietnam. Elle vit et travaille en France. Elle vient de recevoir le Rosa Schapire Art Prize 2023 décerné par la Freunde der Kunsthalle de Hambourg pour sa contribution précieuse et vivante à la scène artistique.
Comment considérez-vous votre pratique artistique au regard des enjeux liés à la crise climatique ?
Mes interventions plastiques prennent appui sur des enjeux sociétaux, des épisodes historiques et des catastrophes écologiques. Le premier acte écocide a eu lieu, selon moi, au Vietnam dans les années 60. L’anéantissement des écosystèmes et des sols par l’agent orange*, un très puissant défoliant a marqué le peuple vietnamien, qui fut également empoisonné. Désormais, cet acte a une portée juridique et se retrouve au cœur de grands procès historiques.
La culture de l’hévéa liée à l’économie du caoutchouc est au cœur de votre travail artistique. À partir de celui-ci vous appréhendez l’histoire commune de vos deux pays, la France et le Vietnam. À quelles réflexions et perspectives songez-vous en mettant cet arbre en lumière ?
L’histoire du caoutchouc révèle l’histoire de la domination de notre monde moderne. L’anthropologue américaine Anna Tsing appelait la « seconde nature » la nature transformée pour nos besoins économiques. La culture de l’hévéa relève de deux processus : la colonisation et la déforestation. La graine d’hévéa a été déplacée de continent en continent pour arriver en Indochine au début du 20ème siècle. Le Vietnam céda alors la majorité de ses terres fertiles à l’occupant. L’usine Michelin, dans les années 1920 y développa la technique de la greffe au sein de monocultures. Ce système a engendré une exploitation de la terre et des natifs de la région. Les premières révoltes du pays ont alors eu lieu dans les plantations Michelin. Ainsi, la graine d’hévéa cristallise cette discorde. Ces plantations ont entrainé les premières mutations de l’écosystème vietnamien. Dès lors, mes installations incarnent des rapports de forces et d’émotions tout en faisant écho à des faits troublants. Mais il ne faut pas oublier que le caoutchouc a une force d’abstraction ainsi qu’une puissance visuelle : Blanc, il apparaît laiteux et oxydé, il ressemble à une peau et rappelle l’atmosphère de la forêt primaire humide.
Récemment, dans le cadre de l’exposition « Après l’orage », à la Collection Pinault, vous avez investi une des salles avec une œuvre in situ. Quelle était votre intention ?
La fresque présentée dans l’exposition révélait la dramaturgie d’une nuit toxique, un paysage voilé d’un nuage, d’un brouillard de cendres, d’une réalité endommagée. Lorsque je l’ai réalisée, j’ai beaucoup pensé aux champs de ruines. Située à la fin de l’exposition, je voulais installer une impression de trouble et d’obscurité, tout en laissant apparaître la lumière et faire émerger des cendres une « troisième nature » symbolique, quitter l’incendie pour la lueur.
Rainbow herbicides, son titre est très évocateur. Les mots et leurs significations sont très importants dans votre pratique artistique. Comment font-ils résonner des faits qui ont bouleversé les territoires que vous avez en mémoire ?
Les mots sont une arme en temps de guerre. Ils permettent d’impacter les consciences de manière collective. Les noms d’opérations d’épandage sont également trompeurs. Je remarque que toute idéologie autoritaire travaille son langage. Rainbow herbicides, l’arc en ciel d’herbicides utilisés par l’armée américaine du fait de leurs différentes couleurs, pendant son intervention au Vietnam, colonise désormais nos imaginaires. Dans ma série « Les couleurs du gris » il s’agissait d’appliquer dans le champ pictural les six couleurs du Rainbow herbicides pour les défaire, les désactiver.
Selon vous, de quelle façon la réminiscence de faits passés, l’histoire collective ainsi réappropriée peut-elle permettre d’interroger nos relations au vivant et la transformation des paysages qui l’accompagne ?
Le deuxième chapitre de mon exposition actuelle au MAMAC, visible jusqu’au 7 janvier, l’évoque bien et en particulier la série Nous vivons dans l’éclat, qui donne le titre à l’exposition. Il s’agit de photogrammes non fixés sur lesquels nous lisons des phrases du livre Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. J’insole, sur le papier photosensible, des parties du récit où la lumière apparait mais ne dure pas. Plus elle est intense et moins elle dure. Le mot « éclat » a pour moi un double sens, la beauté et la brisure, car l’éclat est aussi l’éclatement… Cette expérience de la lecture irréversible et cette forme plastique insaisissable rejoignent l’expérience de la survivance. Plus l’œuvre est exposée, plus le mot disparaît. La lumière permet d’exister puis de disparaître. Le temps d’exposition ne se rattrape pas. Le processus d’insolation se poursuit et efface inlassablement les écritures de lumière.
J’ai notamment construit le parcours de cette exposition de manière cyclique, de l’aube vers midi jusqu’au crépuscule. L’aube annonce la germination de nos sols, les premières plantations d’hévéas contaminés, une première conquête. Dans le deuxième chapitre sont réunis des insolations, des images usées, l’idéologie du déclin, la chute, un incendie. Le troisième chapitre laisse la place au rêve, aux esprits et aux mythologies individuelles.
Dans la série des Trail Dust, graphite sur papier Canson, les dessins de paysages à partir de mes photographies de forêts tropicales, de nuées ardentes, se forment avec lenteur. Puis des hachures les recouvrent jusqu’au moment où ils s’effacent et en même temps réapparaissent. Ce processus de création rend perceptible le mécanisme de la mémoire qui oublie autant qu’elle se souvient.
Quelles sont vos recherches et expérimentations en cours ?
À l’atelier, je réalise actuellement une série de tableaux grand format où je développe une généalogie du minéral. J’élabore une technique d’apprêt avec de la chaux pure pour faire surgir la dimension minérale ; un écho au bâti, au « Lieu » dans le sens philosophique. Quand je travaille, la calcanéite, l’inflammation du calcaire permet une poussière qui remonte à la surface du tableau. Celle-ci se charge de la toxicité des pigments utilisés où de leur douceur quand il ne s’agit pas d’oxyde mais de terre, et l’ensemble se lie à la dimension du paysage terrestre.
*L’agent orange est un herbicide chimique, plus précisément un défoliant, utilisé par l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam (1961-1971) pour détruire la flore qui abritait les soldats vietnamiens, et qui a entraîné de graves conséquences continues sur la santé de la population de la région et son écosystème
Conversation avec Pauline Lisowski
Octobre 2023
Pour savoir plus sur Thu-Van Tran
Couverture : © PORTRAIT DE THU-VAN TRAN – droits réservés
Impact Art News, Sep-Oct 2023 #45
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