Art of Change 21 – Comment vivez-vous la crise du coronavirus ?
Otobong Nkanga – Je suis comme dans un brouillard, c’est encore trop tôt pour moi pour analyser et mettre des mots clairs et précis. Je vis la situation comme un deuil et je ressens aussi de la peur. Je pense à ceux qui vivent au jour le jour, à ceux dont le travail fournit leur seul moyen de subsistance et qui leur a été volé, ces gens-là vont vivre une situation encore plus difficile. Le Venezuela nous montre à quoi ressemble l’effondrement d’un système et ce qui se passe lorsque les humains sont livrés à eux-mêmes et n’ont plus rien à manger. Dans ces situations, l’empathie n’augmente pas, elle descend. En Europe, certains se battent pour acheter du papier toilette. Je constate ici à Anvers le comportement agressif des gens lorsqu’ils font la queue. Bien sûr, il y a beaucoup de messages d’amour et d’empathie, de gestes aussi, mais cette aide est ponctuelle et conjoncturelle – nous pouvons donner une fois, deux fois, dix fois, mais donnerons-nous encore une vingtième fois à ceux qui en auront encore besoin ? Regardons ce qui se passe au niveau politique : la situation conduit à se diviser encore plus et non coopérer. Ces divisions pourraient augmenter encore.
AOC21 – Certains acteurs du monde de l’art, en particulier les grands galeristes, disent que l’accélération est allée trop loin, que le marché de l’art doit ralentir, et semblent redécouvrir la valeur du temps.
O.N. – Le monde de l’art est bien plus vaste que ces grands galeristes. C’est un milieu complexe et étendu, avec des acteurs très différents. Certains grands galeristes se sentent piégés par la globalisation et son accélération et veulent revenir en arrière, mais le feront-ils ? Ralentir est perçu négativement dans nos sociétés. Une accélération exponentielle semble plus positive qu’un ralentissement. L’économie et l’emploi sont basés sur la croissance. On se rend compte en effet que le Covid-19 est un produit de cette accélération que nous vénérons, celle de la consommation, de l’extraction ; au moment où nous envahissons tous les coins du monde, où rien ne nous échappe, ni terres vierges, ni animaux sauvages… Mais pouvons-nous arrêter ce processus ? Nous ne prenons jamais notre temps : pour prendre soin non seulement de la nature, mais aussi des gens. Du temps pour que les choses puissent se régénérer.
De plus, beaucoup de personnes ont des revenus précaires dans l’art, ils ont besoin de travailler. Les gros employeurs du secteur sont économiquement responsables de nombreuses personnes. Est-ce une option de ralentir au moment où les gens auront besoin de travail après cette énorme crise ? Je pense que les petites galeries d’art vont explorer de nouvelles possibilités pour survivre, ce qui permettra d’apporter quelque chose de nouveau. Le changement viendra du zèle pour survivre, plus que d’une volonté de ralentir.
AOC21 – Pourtant votre propre pratique artistique est justement fondée une autre relation avec le temps. Vous prenez le temps de construire des projets collectifs, vous êtes un contre-exemple de l’état d’esprit que vous décrivez.
O.N. – Le temps et le soin sont des synonymes. Prendre soin, c’est donner du temps. C’est ce que j’essaie de faire et de promouvoir à travers mon travail. En tant qu’artistes, nous prenons beaucoup de choses : on extrait, on récupère, on monétise. Mais que donnons-nous en retour ? Prenons-nous le temps d’avoir une relation avec les gens, avec la terre ? Mon projet Landversation est une sorte de générateur de conversations, c’est un processus qui accorde du temps à l’échange. C’est la même chose avec Carved to Flow. Les projets participatifs et collectifs basés sur les communautés, sont également basés sur le temps.
AOC21 – Alors, il y a de l’espoir !
O.N. – Oui, dans la prise de conscience qui se produit actuellement dans l’esprit des gens ! On prend conscience du local, de l’importance de la terre : avoir une terre saine et cultivable pour mieux contrôler sa santé via son alimentation. Heureusement, après le Covid, nous serons plus conscients de l’environnement et de l’importance de prendre soin du climat et de la biodiversité. Nous comprenons mieux que la façon dont nous traitons notre environnement peut se retourner contre nous.
AOC21 – Le Covid-19 a-t-il bouleversé votre agenda ?
O.N. – Oui, mon exposition personnelle « Il n’y a rien de tel que le Solid Ground » à Gropius Bau qui devait ouvrir à Berlin le 30 avril a été reportée mais pas annulée, et celle au Henie Onstad à Oslo est également reportée. Ne pas voyager ne me dérange pas. Je suis née au Nigeria, j’ai vécu au Lagos, un endroit où nous avons toujours dû improviser, où rien n’était totalement sécurisé, où nous devions toujours trouver des solutions. Gérer les contraintes n’est pas nouveau pour moi. Comme je travaille de manière collaborative, je ne suis pas indispensable : beaucoup de gens avec qui je travaille peuvent continuer. Si l’argent peut voyager, alors tout peut avancer.
Otobong Nkanga, chez elle, le 28 avril 2020 par Wim van Dongen / detail from landversation beirut, 2016, installation (foreground), to dig a hole that collapses again, (background)
Plus d’informations sur Otobong Nkanga, ici
Conversation avec Alice Audouin, Avril 2020.
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