Quand l’écologie est-elle arrivée dans votre travail ?
À l’école des Beaux-Arts de Bourges, je travaillais sur l’architecture brutaliste, post-industrielle, puis j’ai fait un voyage d’étude en Mongolie qui m’a reliée au paysage et aux éléments naturels et qui m’a fait prendre conscience de mon rendez-vous manqué avec le paysage. Un peu à la manière dont David Abram se demande comment la terre s’est tue, cette réflexion a été motrice par la suite. Les années passant, la question du paysage n’a cessé de grandir. Je voulais mettre de la cohérence entre mes intérêts liés à l’écologie, ma vie de tous les jours, mon travail d’artiste. Aujourd’hui, j’ai trouvé un alignement.
Depuis près de 8 ans, vous organisez des repas singuliers, autour des plantes urbaines comestibles…comment vous est venue cette idée ?
J’avais lu Dead Cities de Mike Davies, qui parlait de groupes à la recherche de plantes sauvages comestibles durant l’après-guerre à Berlin. J’étais curieuse de savoir si ce genre de groupe existait encore, puis j’ai ensuite rencontré le cueilleur urbain Christophe de Hody, qui organise des balades à la découverte des plantes comestibles en ville et j’ai alors eu l’envie de proposer un repas avec ces plantes, en collaboration avec lui et la cheffe Virginie Galan. Ensemble, on a exploré le rapport sensible et sensuel à l’alimentaire. Mon premier repas durait environ deux heures pendant lesquelles je lisais des textes, passant d’un savoir théorique à une écriture plus littéraire. Aujourd’hui j’y intègre de nouveaux outils pour élargir la conversation. Ce travail est accompagné par une longue recherche sur l’histoire des relations entre l’homme et les plantes. En ce moment, je mène un atelier de construction de four à pain aux Laboratoires d’Aubervilliers. Cette année, je vais écrire un nouveau repas. Pour cela, je suis accompagnée du philosophe Emanuele Coccia et de l’anthropologue Leo Mariani.
Vous intégrez le soin et l’autosuffisance dans votre travail, comment ?
La réappropriation des savoir-faire m’intéresse. Je suis portée par la pensée d’Ivan Illich. Il y a une dimension politique à développer une forme d’autonomie. Il est nécessaire d’avoir un pouvoir sur les activités primaires pour se maintenir en vie – se loger, se nourrir, se soigner. Je me suis engagée dans la pratique de la céramique pour pouvoir me fabriquer mes outils. Par la suite, je me suis familiarisée avec la technique de la terre crue. Il y a une dimension sensible à travailler en corps à corps ces matériaux et comme le dit Tim Ingold, dans l’apprentissage, on hérite d’un devoir de transmission. Les pratiques de soin que j’aborde relèvent d’une relation essentielle avec des éléments basiques, plantes, eau, qu’on trouve partout. Ces gestes essentiels peuvent être questionnés et nous ouvrir à d’autres cosmogonies pour envisager des modes de pensées différents. L’idée est de voir comment on construit des récits et des situations qui nous sortent d’une vision parfois trop anthropocentrée.
Crédits : Tiphaine Calmettes, Un sentiment de nature, installation dans l’exposition Rituel·le·s à l’IAC, Villeurbane, 2021 ©Thomas Lannes / Tiphaine Calmettes, Par le chant grondant des vibrations autour, exposition au Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière, 2020 ©Rafaël Trapet, droits réservés ADAGP
Pour votre exposition au Centre international d’art et du paysage qui vient de se terminer, vous avez sondé l’île et proposez des installations qui nous incitent à découvrir les énergies du site. De quelle manière révélez-vous l’invisible, les croyances païennes, les savoir-faire ?
Ce sont des questions qui avaient déjà émergé dans mon exposition personnelle au centre d’art La Galerie à Noisy-le-Sec, la perception des espaces du point de vue des affects et des croyances ésotériques. Pour le CIAP, j’ai voulu reprendre toutes les pistes que j’avais semées ces dernières années et les composer ensemble dans un grand récit. Ce lieu est au milieu d’un paysage magistral. L’architecture ne se fait pas oublier et dans les premiers espaces, le paysage n’est pas présent. J’ai donc joué sur le cadre hors cadre, le dedans dehors. C’est un ensemble formé pour l’expérience des corps qui vont la traverser. Comment faire de ce lieu un espace d’accueil ou d’expériences ? Les objets présents dans l’exposition sont des objets d’usages ou praticables, qu’on va utiliser, sur lesquels on va s’asseoir. La dimension gustative est également importante. À chaque fois il y a un rapport aux sens autres que la vue.
Cette exposition est le résultat de plusieurs collaborations, différents savoir-faire. Le plus gros du budget a été alloué à la rémunération des personnes avec qui j’ai travaillé, donnant ainsi une place importante aux collaborations qui ont été nombreuses dans ce cas.
Intégrez-vous l’éco-conception dans vos travaux, projets ?
J’essaie de travailler dans la mesure du possible avec des matériaux qui font sens pour moi, ce qui n’est pas évident car les matériaux « nobles » ont un coût, qui paraît cher au regard de ceux pratiqués dans la production industrielle. Hormis la terre crue, la céramique comme le béton ont un impact environnemental, il est difficile d’échapper à ça. Cependant j’essaie de penser la production d’objets et leur vie sur le long terme, imaginant des réemplois et des usages dans d’autres contextes. Le cycle de vie mais surtout la vie des œuvres, anime ma pratique. L’objet immuable, conservable me semble désuet, absurde. Je cherche à mettre du mouvement et de la vie dans la sculpture, à donner une forme de vie propre aux objets, à explorer à la fois comment ils peuvent être porteurs d’une multitude de relations et de quelles manières ils peuvent aussi avoir une vie propre.
Quelle est la fonction de la performance dans votre pratique ?
Les formes qui m’apparaissent sont souvent liées à des lectures qui vont puiser dans diverses disciplines. C’est une tentative d’ancrer des questions dans le réel. Cela me donne envie d’essayer des choses et de me confronter à la matière ou à des situations. La performance me permet d’essayer des relations.
Pauline Lisowski
Mai 2021
Crédits : Tiphaine Calmettes, vue de la lecture gustative Il y avait des odeurs qui marchaient, Ygrec-ENSAPC, Aubervilliers, 2020 ©Nathalia Chatzigianni
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