Comment les enjeux environnementaux sont-ils apparus dans votre travail, y a t-il eu un déclic, une influence ?
Il n’y pas eu de déclic. C’est venu très naturellement. Très tôt je me suis intéressé à notre rapport à l’espace, au monde qui nous traverse et que nous traversons. Sortir de l’atelier en a été une suite logique. Travailler sur le terrain, dans le paysage, avec la matière sont devenus le moteur de ma démarche. Évidemment s’intéresser à notre rapport au monde implique de façon intrinsèque des questions environnementales. Celles-ci sont devenues de plus en plus importantes au fil des années dans la lecture de mon travail même si leur place dans ma pratique reste constante. 

Quelle démarche portez-vous dans le cadre de votre sélection au prix Marcel Duchamp ? 
C’est un projet qui traite de la mémoire céleste et des états passés de l’atmosphère mais aussi de la place des humains au sein de ces complexes si gigantesques qu’ils nous échappent. Le projet se dévoile sous la forme d’une installation immersive s’articulant autour d´une pièce centrale, une vidéo “pure waste”, qui documente une action se déroulant dans le nord du Groenland. Une main rejette dans un geste aussi bien provocateur que réconcilateur quelques diamants dans un moulin glaciaire. Les diamants en question sont assez singuliers. Je les ai créés à partir de CO2 récolté lors d’une opération d’extractivisme inversé en minant non pas des minéraux dans la roche mais en aspirant le dioxyde de l’air ambiant que j’ai ensuite mélangé à du CO2 extrait du souffle d’un millier de personnes de par le monde avant de transformer le carbone qu’il recelait en sa forme la plus pure et dure, le diamant.   

Qu’enseignent les territoires extrêmes ? 
Les territoires extrêmes ont toujours exercé une fascination sur l’esprit humain. De par leur inaccessibilité ils deviennent des terrains propices au développement de mon travail. C’est l’intervalle entre la manière dont nous représentons ou dont nous projetons nos connaissances sur un objet et l’objet lui-même qui m’intéresse, l’écart entre représentation et réalité. Et qu´est que la réalité sans représentation ? L’atoll de Bikini et les essais nucléaires qui s’y sont déroulés en est un parfait exemple. C’est l’un des lieux qui a été le plus photographié au monde. Il fait partie d’une mémoire visuelle collective.  La majorité des gens pensent d’abord maillot de bain, quand on évoque le nom Bikini. Néanmoins l’atoll reste un lieu connu de beaucoup et l’on sait qu´il s´y est déroulé des essais nucléaires dans les années 50. Là où cela devient intéressant, c’est que personne ne sait où il se trouve sur la carte, ni ce qui pousse à sa surface 70 ans plus tard. C’est cela qui me fascine. Il y a un énorme écart entre la réalité physique du lieu et sa représentation.  Il y a donc deux espaces, deux atolls : un univers imaginé, fantasmagorique, et un ilot perdu au milieu de l’océan Pacifique.

Justement concernant l’atoll de Bikini, pourquoi avoir choisi de travailler sur le nucléaire ? 
Il y a eu ce moment particulier où je me penchai sur l’iconographie du vingtième siècle, en particulier les premières images de la Terre vue de l’espace. Des images-outils qui nous ont permis d’appréhender notre planète dans sa totalité et, par conséquent, nous ont donné la possibilité de réfléchir à sa finitude. Cette réflexion a permis l’avènement de la conscience écologique et de l’éco-activisme. En même temps il y avait aussi les images de l’atroce violence des tests atomiques atmosphériques. Ce potentiel de destruction totale, d’éviction de toute vie de la surface du globe, perçu dans sa totalité. Et puis il y eut surtout les lieux où ces essais ont été conduits, lieux qui resteront à jamais témoins de notre passage, de notre présence. Ce genre d’espaces m’attirent, car on y expérimente simultanément des temporalités différentes. Pour moi, ils agissent comme des ponts temporels. Un examen minutieux montre leur potentiel à ouvrir des portes vers des échelles de temps que l’esprit humain ne peut pas saisir. A la réflexion, la durée de deux générations est déjà très abstraite, alors comment se projeter dans des milliers d’années empreintes des dangers du nucléaire ?
Les chronologies qui transcendent l’imagination humaine m’interpellent, la temporalité de la radioactivité en est un exemple. C’est pourquoi j’ai décidé de me rendre dans ces zones d’exclusion. Pour m’y exposer, pour tenter de les comprendre. Une telle zone est aussi une fenêtre sur un possible futur posthumain. Une parenthèse entre réalité et fiction, un territoire qui n’est plus mais continue d’exister. Ensuite évidemment, mes projets se sont développés dans différentes directions. Rendre l’invisible percevable en est resté l’une des priorités. En effet de par sa qualité intrinsèque, la radioactivité est un phénomène qui se mesure surtout de façon sonore, moi j’ai voulu en créer des images.

Quelles sont les enjeux environnementaux les plus importants pour vous ?
Arriver à refermer les différents cycles chimiques que nous avons ouverts et déréglés. Nous devons au plus vite parvenir à instaurer une économie circulaire, particulièrement dans le domaine énergétique. La grande difficulté est que même en Europe où la population partage majoritairement le constat qu’un changement imminent est nécessaire, la réalisation de ce changement ne se met pas en place. Il nous faut une politique beaucoup plus radicale et efficace, ainsi qu’une véritable coopération globalisée.  Malheureusement l’histoire nous montre peu d’exemples d’une telle dynamique.  Le passage à l’action est vraiment l’enjeu. Je pense qu’il faut créer de nouvelles narrations pour le 21e siècle car nous continuons à nous appuyer principalement sur des schémas hérités des années soixante. 

 

Conversation avec Alice Audouin

Septembre 2021

Crédits : Photo de l’artiste, © Studio Julian Charrière, 2021  / Julian Charrière, Towards No Earthly Pole, 2019, courtesy of the artist / Julian Charrière, Coconut Lead Fondue – First Light et Pacific Fiction, 2016, Vue de l’exposition Biocenosis21, photos par Jean Christophe Lett et Barthélemy Thumerelle

Lien vers le site de l’artiste Julian Charrière

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