Art of change 21 – Votre travail intègre des problématiques écologiques depuis les années 90. Comment en êtes-vous arrivé là ?
Bigert & Bergström – Nous nous sommes rencontrés à l’École Royale des Beaux-Arts de Stockholm, alors que nous y étions tous les deux étudiants. Nous étions par ailleurs des visiteurs assidus du Musée de Biologie de la ville, inauguré en 1893. C’est un endroit très particulier, où sont exposés de vieux dioramas, conçus à la fin du XIXe siècle par l’explorateur et zoologiste Gustaf Kolthoff. Les animaux empaillés sont placés dans un décor qui renseigne sur leur environnement naturel, qui montre la vie sauvage. C’était très nouveau pour l’époque, dans la culture nordique. Derrière son aspect « kitsch » et artificiel, ce type de diorama représente rétrospectivement un premier pas vers l’écologie. Nous avions tous les deux la même fascination et le même intérêt pour cet endroit, qui aborde la nature par la science et qui montre comment les projets scientifiques utilisent l’art. Cela nous a incités à imaginer ensemble, au cours de nos études, notre première performance, « Vue » (View), un diorama vivant. C’était en 1987 et, depuis ce moment, nous travaillons toujours ensemble.  

AOC21 – À quel moment votre travail s’est-il concentré sur le changement climatique ?
B. & B. – Tout a commencé avec le projet Biosphère 2, ce site expérimental installé dans le désert d’Arizona, qui développe sous serre différents écosystèmes, afin de rendre possible la vie humaine sur d’autres planètes. Après avoir visité ce lieu en 1990, nous avons décidé de créer notre propre version, dans le cadre d’une performance à Oslo. Elle se déroulait dans un lieu où la température était glaciale, et que nous ne pouvions pas chauffer. La moitié du public a quitté les lieux avant le début. Cette expérience, liée au ressenti de la température, nous a conduit à concevoir plus tard, en 1994, une installation immersive, les « Chambres Climatiques » (Climate Chambers). Ce sont de petites pièces que nous avons conçues en collaboration avec des scientifiques et dans lesquelles le public est plongé dans différentes conditions climatiques extrêmes. Ces chambres servaient de plateformes de discussions sur le changement climatique.

Mais notre travail sur ce thème n’a atteint une visibilité internationale que bien plus tard, en 2015, avec « Couverture de secours pour Kebnekaise » (Rescue blanket for Kebnekaise). Le Kebnekaise est un massif suédois dont le sommet, recouvert d’un glacier de 40 mètres d’épaisseur, fond en moyenne d’un mètre par an depuis vingt ans à cause de la hausse des températures. Nous avons donc décidé d’y installer une couverture réfléchissante pour refléter les rayons du soleil et ainsi retarder la fonte. Cette installation s’inscrivait dans une série de travaux sur la géo-ingénierie. 

AOC21 – Dans le cadre de ces performances de géo-ingénierie, non seulement vous avez essayé d’empêcher la fonte de la glace au sommet d’une montage, mais vous avez également tenté de détourner une tornade !
B. & B. – Oui ! En 2012, nous avons voulu voir si nous pouvions concevoir une œuvre d’art destinée à stopper un phénomène global et irréversible inhérent au changement climatique, comme les ouragans ou les typhons, qui deviennent de plus en plus violents et fréquents à mesure qu’augmente la température atmosphérique. Nous avons réalisé une sorte de performance inspirée du land-art, à partir d’un appareil que nous avons construit et que nous avons nommé « Le déflecteur de tornades » (The Tornado Diverter), capable de détourner une tornade de sa trajectoire. Nous avons mis au point cet appareil en nous appuyant sur une véritable invention scientifique de l’océanographe Vladimir Pudov. Au-delà de la performance, nous voulions inciter les gens à réfléchir sur le climat qui devient désormais « extrême », et sur les enjeux de la géo-ingénierie. Plus nous tardons à lutter contre le réchauffement climatique, plus nous serons contraints d’adopter de telles solutions extrêmes et risquées. Mais notre approche de la géo-ingénierie se veut également optimiste : si elle est utilisée à bon escient et à bonne échelle, elle peut faire partie des solutions. Nous nous considérons comme des machinistes qui réalisent des « sculptures performatives ». La machine Terre est cassée et nous tentons de la réparer grâce à l’art, en faisant appel à une sorte d’humour absurde. Nous attirons l’attention sur le problème par la manière surprenante avec laquelle nous tentons de le résoudre.

Nos projets artistiques n’apportent pas de réponses, mais cherchent à déclencher des discussions, et c’est pour cela que nous travaillons aussi sur des agoras. Notre « Œuf Solaire » (Solar Egg) est bien plus qu’un petit sauna de huit places, c’est un endroit où l’on peut discuter de ces questions.  

 

 

AOC21 – Selon vous, l’art peut-il aider à la prise de conscience sur le changement climatique ?
B. & B. – Oui, l’art peut aider à représenter des quantités souvent abstraites liées au réchauffement climatique, et permettre ainsi aux gens de les comprendre d’une autre manière. Nous collaborons, par exemple, avec des philosophes, des psychologues du climat et des sociologues, dans le cadre d’un vaste projet à l’Institute for Future Studies à Stockholm. Nous avons imaginé avec eux une sculpture performative appelée « Le point de bascule » (Tipping Point) qui sera présentée pour la première fois l’année prochaine. Cette œuvre aide à appréhender différemment les générations futures, dans un contexte de changement climatique.

Nous avons également présenté une œuvre à l’extérieur de l’École d’Économie à Stockholm, intitulée « Verrouillage CO2 » (CO2 Lock-In), une installation qui sert ici d’outil de sensibilisation. Le visiteur enchaîne sa cheville à un boulet en métal de 300 kg qui évoque des atomes de carbone, il devient prisonnier de cette masse qui l’empêche de bouger et donc de nuire à l’environnement. Au-delà de l’humour et de l’absurde que nous avons volontairement recherchés, nous pensons qu’il est nécessaire, comme l’évoquait Blaise Pascal, de ralentir nos vies et nos déplacements.  

AOC21 – Qu’est-ce que cette pandémie enseigne sur le monde de l’art ?
B. & B. – Elle nous dit que les institutions artistiques et les musées sont extrêmement fragiles ! Lorsque la pandémie s’est déclarée, beaucoup de grandes structures n’ont pas pu s’adapter et ont tout simplement fermé. Agilité, flexibilité, adaptation…, ces qualités semblent hors d’atteinte pour les gros paquebots du monde de l’art, et notamment les musées. Pendant ce temps, les artistes, dont nous sommes, ont réussi à mettre en place des initiatives, comme par exemple des expositions dans la forêt. Quand vous n’êtes pas enfermés dans un système, vous avez plus de marge pour agir. Le fait que nous, artistes, trouvions immédiatement des solutions me rassure : nous sommes la solution parce que nous ne sommes pas paralysés mais indépendants.

AOC21 – Comment percevez-vous l’évolution du monde de l’art en cette ère de crise climatique ?
B. & B. – La jeune génération est engagée dans le mouvement écolo, avec Extinction Rebellion ou Fridays for Future, et elle va influencer le monde de l’art. Ces jeunes ne vont pas vouloir soutenir un secteur artistique lié à l’économie carbone, au pétrole et aux inégalités sociales. Un immense changement se dessine. Prenez par exemple Bukowskis, l’une des plus grandes maisons de vente aux enchères suédoises. Elle bat actuellement tous les records en matière de vente, et ces records sont repris par la presse, qui applaudit lorsqu’une œuvre est vendue vingt fois son estimation initiale. Ces pratiques ne concernent qu’un groupe restreint de personnes très riches, creusant un peu plus les inégalités et ce, à l’heure où la pandémie accroît considérablement la pauvreté !  Bukowskis appartient au Groupe Lundin, une compagnie pétrolière et minière spécialisée dans le diamant, le cuivre, l’or… Le président de Lundin Mining, membre de la famille milliardaire Lundin, est aussi le président de Bukowskis. Il y a deux semaines, un groupe de jeunes militants d’Extinction Rebellion a été chassé de la salle des ventes parce qu’ils lisaient des poèmes dénonçant cette alliance entre l’industrie pétrolière et Bukowskis. Il faut garder l’espoir que le secteur de l’art devienne lui aussi plus durable et suive le mouvement mondial en faveur de la transition écologique qui se met enfin en route.

AOC21 – Quels sont vos prochains projets ?
B. & B. – Notre priorité, aujourd’hui, c’est de finaliser l’installation mobile « Le point de bascule » (Tipping Point). L’année prochaine, nous espérons bien voir notre « Œuf Solaire » (Solar Egg) en France ! Il sera présenté au Havre pendant le prochain festival « Un été au Havre ». Il devait se tenir cette année mais, pandémie oblige, ce sera en 2021 !

 

Plus d’informations sur le duo d’artistes Bigert & Bergström ici

Interview conduite par Alice Audouin, Novembre 2020

Traduit de l’anglais en français par Alice Audouin et Marie Leprêtre

Novembre 2020

Crédit : Bigert & Bergström, courtesy of the artist / « Tipping Point », Bigert & Bergström, courtesy of the artist

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