Le 30 novembre dernier, le plus important rassemblement au monde sur le réchauffement climatique, la COP28, démarrait à Dubaï. Le même jour, Alserkal Avenue, principal centre artistique de Dubaï, inaugurait l’exposition « Melting Point » de l’artiste franco-suisse Julian Charrière autour des enjeux de la COP28 : deux immenses fontaines en feu embrasaient sa grande cour extérieure tandis que les visiteurs plongeaient dans les profondeurs de paysages polaires dans un grand espace immersif dédié.

En dépit des annonces insuffisantes sur la sortie des énergies fossiles, la COP28 a marqué un véritable tipping point (moment de bascule) concernant les arts et la culture. En plus de la présence d’expositions et d’artistes, cette COP a fait l’objet d’une dynamique collective fructueuse, grâce à l’Appel à “placer le patrimoine, les arts et la culture au cœur de l’action climatique” du Climate Heritage Network.

Du cœur de la Zone Bleue officielle de l’ONU Climat (CCNUCC), en passant par les lieux artistiques emblématiques de Dubaï, jusqu’à Abu Dhabi, la culture et l’action climatique se sont associées pour apporter de l’espoir et du sens à l’avenir de notre planète.

Ouverture de « Melting Point » à Alserkal Avenue, avec Vilma Jurkurte, Abdelmonem Bin Eisa Alserkal, Julian Charrière et Alice Audouin. @ Alserkal Initiatives

Dans le ventre du dragon : l’art dans la Zone Bleue de la COP28

La COP28 – la 28e édition de la Conférence de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) – s’est tenue à Expo City Dubaï, le grand complexe conçu pour l’Exposition Universelle de 2020. Au cœur de cet ensemble se trouve la Zone Bleue, avec les pavillons officiels nationaux et thématiques, ainsi que les salles de négociations où se joue l’avenir du climat. Dans ce cadre peu propice à l’art, Refik Anadol a occupé la scène centrale, avec une projection multicolore couvrant toute la voûte d’un dôme de 130 mètres de large. Cette œuvre numérique, intitulée Data Portal: Nature, intégrait des centaines d’images d’eau, de coraux, de plantes, ainsi que de peintures du peuple autochtone brésilien Yawanama. Son message citait le chef Biraci Yawanawa : « Il est temps pour l’humanité de se reconnecter avec nos origines, avec la Terre, avec nos cœurs. Il est temps de faire des alliances, d’unir nos forces. » 

A côté du dôme ombragé, le fort soleil diurne éclairait les autres intentions artistiques qui parsemaient le site. En complément du message de Refik Anadol, une proposition plus concrète a été présentée par Google Arts & Culture, qui a commissionné l’artiste Yiyun Kang pour créer une expérience interactive autour de solutions répondant à l’impact du changement climatique sur le cycle de l’eau. En collaboration avec les données de la NASA, A Passage of Water permettait aux visiteurs de visualiser deux solutions potentielles à la pénurie d’eau douce : le dessalement de l’eau de mer et la récupération d’eau de pluie. « L’art favorise une compréhension plus profonde des problèmes urgents », affirme Kang.

Des données alarmantes ont également été au coeur des « Pollution Pods » de Michael Pinsky, permettant aux participants à la COP28 de ressentir en temps réel la pollution de l’air de trois des villes les plus peuplées du monde : New Delhi, Londres et Pékin. Leur présence ici, ainsi qu’aux COP précédentes – COP25 à Madrid et COP26 à Glasgow – montre la pertinence continue de ce projet artistique, qui sert également à sensibiliser à deux initiatives à long terme : le Clean Air Fund et Breathe Cities.

Michael Pinsky, Pollution pods. Photo: Art of Change 21

Parmi les autres artistes présents en Zone Bleue, citons Josefina Nelimarkka, dont l’œuvre sur l’importance des nuages était exposée au pavillon finlandais, Selva Ozelli, au pavillon Ocean Decade + OceanX, ainsi les artistes de l’exposition collective autour des objectifs de développement durable (ODD) tels que l’artiste Charlotte Qin, avec son interprétation calligraphique de l’ODD 6, Eau propre et assainissement.

Les artistes étaient présents cette année non seulement à travers leurs œuvres, mais aussi par leur participation à de nombreuses tables-rondes des programmes officiels. Art of Change 21* et France Muséums ont invité Talin Hazbar, artiste basée aux Émirats arabes unis, à intervenir à leur panel « La force de l’art face à la crise climatique » au Pavillon France. De son côté, la table ronde du Pavillon nordique « Pas de transformation sans imagination : le pouvoir des arts et de la culture pour une transition verte » a également mis en scène l’artiste Jessie Kleemann, aux côtés de scientifiques.

Le feu se propage : Les acteurs culturels locaux désireux de participer

Contrairement à Sharm el-Sheikh en Égypte, où s’est tenue la COP27 l’année dernière, Dubaï se caractérise par un écosystème artistique prolifique, doté de grandes institutions. Nombre d’entre elles ont saisi la COP28 comme une opportunité pour promouvoir des artistes concernés ou repenser leurs propres pratiques environnementales.
Au cœur de cette scène artistique contemporaine dubaïote se trouve Alserkal Avenue, le foyer de nombreuses galeries d’art contemporain de premier plan de la région, épaulées par une programmation centrale gérée par Alserkal Initiatives. À l’occasion de la COP28, ce dernier s’est associé à Art of Change 21*, spécialiste du lien entre l’art et le climat, pour accueillir une exposition de l’artiste Julian Charrière : « Melting Point ». Organisée à la fois en intérieur et extérieur, elle se concentre sur la beauté et la disparition des paysages glaciaires, dont l’étendue se rétracte chaque année sous l’effet du réchauffement climatique. Par ailleurs, une immense fontaine en feu embrase la cour, telle une métaphore fascinante de notre dérive prométhéenne. Pour Julian Charrière, « la culture devrait avoir une voix forte à la COP, une voix qui n’est pas assez représentée. »

Alserkal Avenue a tenu à décliner son engagement dans une programmation plus large. La Leila Heller Gallery propose une exposition collective avec les artistes Diane Tuft et Maxi Cohen autour des pôles et de l’eau. À la galerie voisine Volte Art Projects, une gigantesque fresque maritime de l’artiste Rashid Rana révèle dans son détail une compilation de milliers d’images de décharges au Pakistan. Ce trompe-l’œil, oeuvre phare de son exposition personnelle « It lies beyond », met en lumière divers enjeux dont les dommages causés par la colonisation, le consumérisme, les déchets humains et la pollution.

De l’autre côté de Dubaï, le Jameel Arts Center met l’accent sur les solutions à cette dévastation écologique. Inauguré pendant la COP28, le nouveau pavillon architectural extérieur inter-espèces Tarabot: Weaving a Living Forum, conçu par l’architecte régénératif Adib Dada du cabinet theOtherDada, est fabriqué à partir de composants modulaires en matériaux durables locaux, dont l’argile, le mycélium, les déchets de palmier-dattiers et du tissu, appelant à la création et à l’intégration de nouveaux systèmes écologiques circulaires. Après sa désinstallation, la structure prendra une nouvelle vie en tant qu’habitat sous-marin pour les coraux et les poissons, bouclant le cercle entre la vie sur terre et la vie sous-marine. Au Jameel Arts Center également, le projet « Artist’s garden » met actuellement en lumière Zheng Bo, dont une œuvre vidéo placée dans un jardin spécifiquement créé par lui, montre une chorégraphie suggestive entre des danseurs et un arbre Samur qui pousse dans le désert de Mleiha à Sharjah, une invitation sensuelle à repenser la manière dont les humains pourraient se reconnecter avec la terre.

Tarabot, Jameel Arts Center. Photo: Art of Change 21


Le proche voisin Abu Dhabi a tenu lui aussi à accorder son agenda à l’enjeu climatique. Pour commencer, à la
NYU Abu Dhabi (NYUAD) Art Gallery, avec une exposition personnelle de l’artiste engagé pour l’environnement Blane de Saint-Croix, programmée spécifiquement pour la COP28. Intitulée « Horizon« , elle comprend Salt Lake Excerpt, une installation sculpturale de 150 mètres carrés inspirée des lacs salés des Émirats arabes unis (les « sabkhas »), fabriquée à partir du recyclage de 50 000 bouteilles d’eau en plastique.

Le Louvre Abu Dhabi a quant à lui profité du jour off de la COP, pour organiser un symposium avec France Muséums sur la question du développement durable dans les musées (« Sustainability in Museums »). Tenu le 7 décembre, il a accueilli, entre autres, Bruno Girveau, directeur du Palais des beaux-arts de Lille, Amareswar Galla de l’Institut Kalinga en Inde, Alice Audouin, fondatrice d’Art of Change 21*, Maya Allison, directrice de la NYUAD Art Gallery, ou encore Andrew Potts du Climate Heritage Network. 

Un premier pas vers l’intégration de la culture dans l’action climatique à la COP30 

Cette abondance d’événements artistiques ne saurait empêcher un constat plus large, les arts et la culture restent aujourd’hui une voix minoritaire dans les COP Climat. Et ceci à l’heure où les sites patrimoniaux sont gravement menacés ou déjà endommagés par les effets du changement climatique : canicules, montée des eaux, désertification, tempêtes, incendies… Même chose pour les musées et tous les lieux culturels aujourd’hui placés dans des zones menacées. Tous ces espaces dédiés aux cultures, histoires et pratiques locales doivent être préservés, car le patrimoine – tout comme l’art contemporain, sa manifestation moderne – permet de comprendre et de répondre aux crises actuelles et de maintenir le tissu culturel de nos sociétés, qui est indispensable pour que les politiques environnementales soient adoptées par tous les individus qui composent la société. 

La COP28 marque-t-elle la fin de cet isolement ? 

Plus de 1500 acteurs des champs de l’art, du patrimoine mais aussi des cultures autochtones et insulaires se sont fédérés pour cette COP autour de l’Appel mondial pour placer le patrimoine culturel, les arts et les industries créatives au cœur de l’action climatique sous la coordination du Climate Heritage Network (CHN), ceci grâce aux efforts inlassables d’Andrew Potts, porte-voix de ce réseau présent à chaque COP. Parmi les signataires fondateurs figurent l’UNESCO, l’ICOM, Julie’s Bicycle, Europa Nostra, l’International Trusts Organisation (INTO), ou encore le président d’OHAI Tonga Uili Lousi et Art of Change 21*. 

Une telle dynamique collective a porté ses fruits. Lors de cette COP28, la culture a atteint une représentation sans précédent au niveau politique, avec l’organisation du premier « Dialogue ministériel de haut-niveau sur l’action climatique basée sur la culture » à la COP, co-présidé par les ministres de la Culture du Brésil et des Émirats arabes unis, et le lancement du premier “Groupe d’amis de l’action climatique culturelle” (Group of Friends of Culture-Based Climate Action) le 8 décembre dernier. La suite est tout aussi ambitieuse : travailler aux côtés du CHN dans le but de garantir la création d’un groupe de travail formel à la COP29 l’année prochaine à Bakou, en Azerbaïdjan. Cela permettra à son tour une consultation d’un an sur la culture et le climat qui conduirait à la première politique officielle des Nations unies sur le changement climatique concernant le rôle de la culture, au moment de la COP30 à Belém, au Brésil, en 2025.

La flamme de la fontaine de feu de Julian Charrière s’éteindra bientôt, lorsque l’exposition se terminera le 6 janvier, trois semaines après la fin de la COP28… mais cette flamme est déjà dans les mains d’autres artistes à travers le monde qui vont continuer à illuminer les institutions artistiques – et autres espaces publics – en cette période d’urgence climatique. 

Au-delà des artistes, chacun peut signer et soutenir l‘Appel à l’action du Culture Heritage Network et faire en sorte que les arts et la culture soient reconnus comme une partie intégrante de l’action face au changement climatique lors de la COP29 et de la COP30 – un rôle dont cette COP reconnaît enfin l’importance. 

Vue de l’exposition « Melting Point », Julian Charrière, And Beneath It All Flows Liquid Fire, Alserkal Avenue, @ArtofChange21

Stefano Vendramin

Traduit de l’anglais par Stefano Vendramin et Alice Audouin

Décembre 2023

* Éditeur d’Impact Art News. Depuis la COP21 en 2015, Art of Change 21 amène l’art et les artistes à ces conférences annuelles importantes, amplifiant les voix des artistes et de la société civile et donnant vie à l’urgence environnementale et aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. En savoir plus

Visuel de couverture : Vue d’exposition « Melting Point », Alserkal Avenue, co-curatée par Art of Change 21 & Alserkal Initiatives. Oeuvre: Julian Charrière – Towards No Earthly Pole, 2019, video. Courtesy the artist. Photo copyright : Alserkal Initiatives

Impact Art News, Nov-Dec 2023 #46

S’abonner à Impact Art News (gratuit): ici