Chuan Lun Wu est un artiste contemporain né à Tainan (Taïwan) en 1985. Il vit et travaille entre Tainan et Berlin. 

Alice Audouin : Vous êtes originaire de Taïwan et y avez été témoin de transformations industrielles et environnementales importantes.

Chuan Lun Wu : Oui, j’ai grandi à Tainan, petite ville du sud de Taïwan. Depuis que je suis petit, Taïwan est connu pour sa production de masse, les produits “Made in Taiwan” étant présents dans le monde entier. Cette place importante sur la scène industrielle a eu des répercussions importantes sur l’environnement et les populations locales. Les maisons de nombreuses personnes de la communauté dans laquelle j’ai grandi se trouvaient à côté d’usines ou même parfois au sein même des complexes industriels, subissant pollution et insalubrité. Malgré cela, ces pratiques étaient tolérées et même encouragées pour le développement économique du pays. Bien que l’industrie taïwanaise se soit progressivement orientée vers le développement de technologies dites à haute valeur ajoutée, des industries de production de masse existent encore dans certains quartiers. Une de mes œuvres, JTC (2012-2015), a été inspirée par ce contexte socio-économique. L’œuvre était composée d’une série de photographies d’emballages plastique issues d’usines, utilisés comme pots de fleurs par les habitants des quartiers voisins. Cela pouvait paraître abrupte mais cela montrait le caractère à la fois pragmatique et romantique du peuple taïwanais. 

Racontez-nous votre dernière pièce, The Test, qui parle du développement de l’industrie photovoltaïque à Taïwan. 

The Test est une commande pour le Tainan Yuguang Island Art Festival. J’ai découvert que dans zones côtières environnantes, un grand nombre d’étangs ou de terres agricoles étaient désormais recouverts de panneaux photovoltaïques. Ce développement très rapide des énergies renouvelables à Taïwan ces dernières années permet de réduire la dépendance au nucléaire et au gaz et charbon importés.
L’industrie technologique taïwanaise est de plus en plus énergivore. Les processus des fonderies de puces électroniques et d’assemblages de produits technologiques sont extrêmement consommateurs en énergie, ce qui entraîne inévitablement des émissions carbone considérables. L’essor de l’industrie des semi-conducteurs a fait exploser la consommation d’énergie. Pour répondre à la demande des consommateurs qui veulent des produits à la fois sophistiqués et respectueux de l’environnement, les marques exigent de leurs fournisseurs d’utiliser une plus grande proportion d’énergie verte dans leurs productions, ce qui améliore leur image et l’impact environnemental. Mais ce n’est pas sans conséquence sur les communautés locales. L’installation excessive de panneaux photovoltaïques interfère non seulement avec les paysages et les modes de vies traditionnels mais ont aussi un effet négatif sur l’aquaculture et l’agriculture. Les organismes vivants présents dans les champs, les oiseaux migrateurs et certaines espèces de poissons sont menacés par ces installations.
 

The Test, Chuan Lun Wu, 2023 © Chuan Lun Wu

Vous brouillez la frontière entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel et vous vous placez comme médiateur entre ces deux mondes. 

J’ai grandi dans une banlieue typique Taïwanaise et pas dans la nature. Les conditions qui ont façonné celui que je suis devenu ont souvent été plus artificielles que naturelles et je ne peux pas dire que ça me déplaise. Cela m’a rendu sceptique sur la vision binaire qui consiste à dire que tout ce qui est naturel est bon et ce qui provient de la civilisation est mauvais. Étant un animal urbain, je ne peux pas dire que je préfère la nature au monde urbanisé. Mes créations questionnent les deux aspects de cette binarité et j’essaye de ne pas en favoriser ou de romantiser l’un par rapport à l’autre. Je joue de l’intersection entre les deux, l’art peut réconcilier et servir de médiateur entre ces deux mondes.
Dans mon œuvre de 2011 National Highway 1 National Park, j’ai observé un échangeur routier au cœur de Taichung. Grâce au grand nombre d’arbres plantés pour amortir l’impact du trafic et purifier l’air, il est devenu de manière inattendue un habitat pour les oiseaux locaux, qui s’y sont mieux développés que dans d’autres endroits de la ville, y compris dans de véritables parcs. Au regard de cette zone fortuite, vouloir absolument séparer le naturel et l’urbain me parait tout simplement absurde.

Coast Mining, une œuvre que j’ai créé pour la Biennale de Taipei en 2014 a été inspirée par la découverte d’une multitude de déchets plastiques déformés, ressemblant à des pierres, sur la plage. Cela m’a amené à me demander s’il était encore nécessaire de définir la frontière entre les objets « naturels » et « artificiels » dans le contexte de l’Anthropocène. J’y élargis l’identité future des « objets » pour y inclure la transformation entre le matériel et le numérique. 

Coast Minings, Chuan Lun Wu, 2014-2015 © Chuan Lun Wu

L’un de vos projets phares No Country for Canine, porte sur les bergers allemands, une race de chien doublement présente dans l’histoire taïwanaise et allemande (voir le lien de l’article).

Le berger allemand incarne l’histoire de la domination humaine sur l’animal, une relation qui est maintenant repensée dans le contexte écologique actuel. Cette série a été inspirée de céramiques vintage en forme de chien, fabriquées à Taiwan. Je suis un grand collectionneur de ces céramiques et j’ai commencé à me demander pourquoi il y avait autant de bergers allemands représentés. Plus tard, lorsque j’ai commencé ma résidence au Kunstlerhaus Bethanien à Berlin, j’ai étudié l’histoire de cette race. J’ai été surpris de constater qu’une race de chien pouvait être « conçue ». Peu après, les bergers allemands ont été intégrés dans l’armée allemande et, lorsque les Japonais ont modernisé leur armée, ils ont beaucoup appris de ces derniers et ont fini par présenter les bergers allemands aux Taïwanais en tant que chiens de guerre. En raison de ce contexte historique, le berger allemand a longtemps été un symbole d’élite et d’autorité à Taïwan, et même aujourd’hui, il rappelle encore aux gens ces valeurs.
Les chiens, en tant qu’entités naturelles altérées, ont déjà une identité propre. Il existe de nombreuses histoires de chiens influencés par l’idéologie humaine et utilisés comme outil social. Outre les utilisations militaires et autres usages pratiques, les compétitions modernes d’agilité canine en tant qu’activité récréative ont également suscité mon intérêt. Dans cette activité, une relation délicate se crée, entre accommodation et dépendance mutuelles. Je considère les chiens comme de « l’argile vivante » façonnée par le monde humain sous tous ses aspects.

When Collecting Becomes Breeding, No Country for Canine, Chuan Lun Wu, 2012-2019 © Chuan Lun Wu

Quel est votre prochain projet ? 

Ma prochaine exposition se tiendra aux rencontres d’Arles en juillet, coorganisée par la Manuel Rivera-Ortiz fondation et le centre culturel de Taïwan à Paris. Le thème de l’exposition étant les “plantes” je vais présenter le projet JTC
La fondation m’a aussi invité en résidence pour une courte période avant l’exposition. Mon but est d’intégrer des photos des “paysages en pots” (technique du Penjing) du vieux quartier d’Arles à l’exposition.
Un de mes autres projets en cours est à propos de “l’oologie”, l’étude des oiseaux ovipares et de leurs nids. Il y a deux ans, durant ma résidence à la Delfina Foundation à Londres, j’ai visité le Musée d’Histoire Naturelle. Le conservateur du musée m’a montré des nids d’oiseaux venant de Formosa (l’ancien nom de Taiwan), ces nids avaient perdu leur contexte historique au fil du temps. C’est de ce postulat que m’est venue l’idée de réfléchir à une manière de raconter l’histoire de ces nids à travers une série.
En plus de cela, j’ai comme projet d’écrire un livre à propos des céramiques taïwanaise de 1940 à 1990. Ces céramiques étaient principalement exportées et fabriquées dans des styles populaires sur les marchés occidentaux, mais elles se sont progressivement transformées à Taïwan. Je les considère comme une variante asiatique de la tradition occidentale de la céramique. Actuellement, je les partage sur Instagram (@toss.slot.crack), et j’envisage de les publier et de les exposer à l’avenir. 

En conversation avec Alice Audouin

Mars 2023

Traduit de l’anglais par Oscar Bardet

En savoir plus sur Chuan Lun Wu: www.wuchuanlun.com/

Couverture : Chuan Lun Wu Photo © Chuan Lun Wu

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Impact Art News, Décembre 2022-Janvier 2023 #41